Résolution des conflits : un art difficile du Lac Tchad à la Cornouaille

, par  CHEVER, René Pierre

La région Bretagne vient d’accueillir du 17 au 26 mars Fortunat Alatara du Tchad, en tant que partenaire 2023 du CCFD. Il est Coordinateur du Groupe de Recherche et d’Animation du Vivre Ensemble (GRAVE), association partenaire du CCFD-Terre Solidaire, à l’initiative de projets sur le vivre ensemble concourant à l’unité nationale de son pays. Virginie Lagarde et René-Pierre Chever de Pêche & Développement, souvent associé au CCFD pour le secteur maritime, ont reçu Fortunat au Guilvinec pour un échange d’information fructueux sur la pêche ici et dans le lac Tchad et les méthodes de résolution des conflits dans des situations très différentes.

La course après la paix et le vivre ensemble au Tchad

La situation du Tchad depuis l’indépendance le 11 août 1960 a toujours été compliquée. Les guerres, internes ou endurées depuis la Libye, le Nigeria, le Centre-Afrique se sont succédées, le pouvoir central bien qu’autoritaire reste déficient, les conflits internes socio-économiques (Cultivateurs/Pasteurs/pêcheurs), religieux (Chrétiens/Musulmans), ethniques (Nord-Sud) et politiques ont été permanents ; l’accaparement des richesses naturelles (pétrole, minerais) par une minorité est une réalité.
Ce contexte dangereux dans un pays qui cherche toujours sa voie vers un futur meilleur est encore exacerbé sur et autour du lac Tchad. Ce bassin endoréique [1] a connu des évolutions historiques très fortes entre une quasi-mer intérieure et des disparitions totales. Dans la période récente il a passé de 25 000 km2 en 1963 à 2500 km2 actuellement avec une situation hydrographique plutôt stable. Paradoxalement, la baisse du niveau lacustre a été une bénédiction pour les agriculteurs qui y ont trouvé de riches terres de culture. Les périphéries exondées du lac sont devenues le grenier vivrier de la région. Les éleveurs ont profité de l’apparition d’îles extrêmement fertiles. Par contre, les pêcheurs déplorent une énorme perte de ressource avec une pêche dirigée de plus en plus vers les petits poissons.

Récolte de spiruline dans le Lac Tchad
Depuis les années 1970, la région du lac est devenue un pôle d’attraction pour une immigration venant d’un Sahel en crise. Venu du Nord du Nigeria, Boko Haram s’est progressivement installé : ils ont tué, pillé, violé et brûlé les maisons, emportant le bétail et prenant tout ce qui pouvait rapporter de l’argent. Ils sont partout et nulle part à la fois. Ils frappent et se retirent. Ils sèment la terreur et la désolation dans le lac Tchad. Personne n’est épargné : enfants, femmes, vieillards, musulmans non ralliés à Boko Haram et chrétiens sont ciblés car ils sont tous des mécréants, que l’on peut tuer. Des milliers de personnes ont été expédiés dans l’autre monde depuis le déclenchement de la crise. Les îles du lac Tchad sont particulièrement prisées par ces bandits-terroristes de grands chemins et sur ces îles se trouvaient des pêcheurs, qui ont dû "s’accommoder" de la situation, partir ou mourir. Le sous-emploi d’une jeunesse en nombre croissant trouve un exutoire dans la violence, qui s’inscrit à la fois dans la longue histoire du bassin du lac Tchad et dans les branches survivantes du mouvement Boko Haram. Il en résulte une gestion nationale et internationale à la fois militaire et humanitaire de la région du lac Tchad, qui ne résout pas la crise. Comment faire ?
Cette question hante Fortunat Alatara depuis de nombreuses années. Professeur certifié de physique, il a dirigé la JEC [2] Afrique Centrale dans les années 2010. La JEC Afrique travaillait déjà autour du thème « Promouvoir le dialogue pour bâtir la Paix ». Professeur et journaliste, il préside également le Comité consultatif civil de transition, initiative citoyenne interconfessionnelle d’accompagnement du processus de transition au Tchad. Il a été mis en place par le Comité technique de la plate-forme interconfessionnelle sous l’égide de la Conférence épiscopale du Tchad, de l’Entente des Églises et Missions Évangéliques au Tchad et du Conseil supérieur des affaires islamiques. Il est d’autre part le responsable du GRAVE, association partenaire du CCFD-Terre Solidaire. En 2016, il a organisé des rencontres de jeunes leaders associatifs catholiques, protestants et musulmans pour parler de leurs préjugés respectifs. En partenariat avec d’autres acteurs associatifs, GRAVE multiplie les initiatives pour promouvoir les conditions du vivre-ensemble et s’investit activement au sein du Programme Paix et Vivre Ensemble du CCFD-Terre Solidaire. Par exemple, chaque année GRAVE organise un repas d’iftar [3] télévisé qui réunit des grandes figures spirituelles du pays afin de sensibiliser l’opinion en montrant que chrétiens et musulmans peuvent partager un repas ensemble, l’association participe à la production d’un nouveau règlement des écoles coraniques afin qu’il soit plus favorable aux jeunes élèves, elle anime également des débats entre étudiants et amène les jeunes à réfléchir aux bases du vivre-ensemble ; GRAVE a participé à un projet de formation de médiatrices sociales dans la zone frontalière avec la République Centrafricaine.

Exemples de conflits de pêche en Europe

Virginie Lagarde [4] et moi-même avons reçu Fortunat accompagné de quelques membres du CCFD du Finistère dans la salle de réunion de la criée du Guilvinec, salle dit-on où "les tables n’avaient pas le temps de refroidir tant elles servaient à l’animation des ports de pêche bigoudens ". Malgré cette intense utilisation, jamais les crises traversées n’ont vu l’apparition d’armes létales entre les mains des protagonistes guilvinistes, français ou européens. On est bien loin de la situation des pêcheurs du lac Tchad et de la mission de Fortunat : travailler intensément d’abord à la paix. Pourtant les orientations prises par les décideurs européens et nationaux sur la pêche ou des événements imprévus, peuvent conduire à la disparition à moyenne échéance de la pêche artisanale européenne. Virginie a pris trois exemples de résolution ou de tentatives de résolution de conflits :

1. L’apparition soudaine des poulpes en Bretagne a déclenché la mise en danger de stocks d’intérêts vitaux pour les pêcheurs (coquilles Saint-Jacques, langouste, ormeaux, homards) et dans le même temps a boosté une nouvelle activité de pêche très rentable, dont il a fallu, au cours de nombreuses réunions parfois houleuses, réguler l’effort par un nombre de casiers attribués à chaque navire. La sérénité est revenue dans cette pêcherie qui est en cours de normalisation.
2. L’apparition d’ Organisations Non Gouvernementales environnementales (ONGEs), comme Sea Shepherd ou Bloom, est autrement plus difficile à appréhender, de même que certaines décisions de la puissance publique, confirmées par le Conseil d’État [5]. Il s’agit pour les pêcheurs de défendre l’environnement marin et de continuer à pêcher, alors que pour ces ONGEs, il s’agit de supprimer la pêche pour conserver le milieu marin. Or, la capacité de présence dans les lieux de pouvoir (gouvernement à Paris, commission et parlement à Bruxelles, Conference of the Parties (COP) et réunion internationales sur le climat ou la biodiversité, sont difficiles à suivre pour les structures représentant les pêcheurs, encore plus pour les navigants. Virginie et les pêcheurs sont placés dans la situation du pot de terre contre le pot de fer et il y va de la survie de la pêche telle qu’on la connaît aujourd’hui. Cependant, même dans les situations critiques en mer, aucune arme n’a jamais été sortie, à l’exception des caméras des ONGEs perpétuellement braquées sur les pêcheurs. De même lors de la semaine de grève de fin mars 2023 aucune action armée n’a été à déplorer.
3. La question du prix du carburant et de la décarbonation est un enjeu capital pour la pêche maritime, partout dans le monde. Depuis la guerre en Ukraine le prix de l’énergie atteint des sommets et de toutes façons il faudra décarboner. Pour le moment la résolution de cet enjeu est encore en Bretagne au stade d’expérimentation de l’hydrogène vert adapté à la pêche maritime.

Les directives pour la pêche artisanales de la FAO une ébauche de solution ?

En fin de réunion, les Directives internationales FAO pour la pêche artisanales [6] ont été évoquées par Virginie et René-Pierre, comme pouvant être une base utile à la résolution des conflits ici et dans le Lac Tchad. Les principes énoncés dans les Directives volontaires visant à assurer la durabilité de la pêche artisanale dans le contexte de la sécurité alimentaire et de l’éradication de la pauvreté traitent des politiques, des stratégies et des cadres juridiques concernant la pêche artisanale, mais également d’autres problèmes affectant la vie et les moyens de subsistance des communautés de pêcheurs. Leur approche fondée sans équivoque possible sur les droits de l’homme donne la priorité aux personnes plutôt qu’aux poissons, même si les deux se tiennent. Les Directives sur la pêche artisanale ont une portée mondiale et orientent le dialogue, les processus politiques et les actions aux niveaux national, régional et international. Les questions clés soulevées par les Directives sont les suivantes  :
1. Gestion des ressources et allocation responsable des droits fonciers,
2. Appui au développement social et au travail décent,
3. Attention portée sur les travailleurs de la pêche tout au long de la chaîne de valeur, de la capture à la transformation en passant par le commerce du poisson,
4. Promotion de l’égalité des sexes,
5. Prise en compte du changement climatique et des risques de catastrophe.

Richesse des échanges

Fortunat s’est déclaré très intéressé par cette discussion ouverte, en précisant que les ressources du lac nécessitent une urgente approche de gestion, malgré le contexte, car les prises sont de plus en plus petites et de moins en moins nombreuses. Il a pris les références des directives pour les étudier plus en détail une fois rentré à N’Djamena. Il a ensuite participé à l’arrivée des bateaux de pêche côtière, observé le débarquement des poisson et crustacés, fait un passage sous la criée. Sur place il a envoyé les photos qu’il avait prises à quelques pêcheurs qu’il connaissait, la réponse a été immédiate : "avec ces bateaux nous serions millionnaires". Les pêcheurs du lac Tchad n’ont pas précisé pour combien de temps !

En conclusion

Il faut admettre que les situations peuvent être très différentes, mais que la recherche permanente et par tous les moyens, du "Vivre ensemble", doit être un but en soi, où que l’on se trouve. Au Tchad il serait sans doute facile de céder à l’appel de la violence et de contribuer à perpétuer le cycle infernal de la loi des armes : attaque, vengeance, contrattaque, etc. Heureusement, il y a des gens, comme Fortunat et des structures, dont le CCFD , qui veulent rompre ce cercle vicieux par la méthode de la résolution des conflits avec détermination et beaucoup de pragmatisme.
Pour Pêche & Développement le fait d’avoir un contact au lac Tchad, après Jean-Pierre Kapalay au lac Tanganyika, permettra d’avoir des informations en provenance des eaux continentales dont l’apport nutritionnel mondial est très important.
Quant à nous citoyens européens, en croisant une telle situation nous devons nous poser une seule question : en paix en Europe depuis 78 ans, qu’en avons nous fait ? Avons-nous utilisé au maximum ce temps sécurisé pour le bien commun ou en avons-nous profité le plus possible chacun pour soi ? Ce n’est pas facile de répondre simplement par oui ou par non, mais cette dernière question interpelle.

René-Pierre Chever
Membre de Pêche & Développement
Loctudy le 30 mars 2023

[1Endoréique : se dit d’un lac dont les eaux ne vont pas à la mer. Ici le lac Tchad est alimenté par les fleuves Chari et Logone qui prennent leur source en Centre Afrique et le Kamadougou, qui prend sa source au Nigéria, mais dont le débit s’est beaucoup amoindri

[2JEC : Jeunesse Étudiante Chrétienne

[3L’iftar est le nom attribué au repas pris chaque soir par les musulmans au coucher du soleil pour rompre le jeûne durant le mois de ramadan

[4Virginie est chargée de mission au Comité des Pêches et des Élevages Marins du Finistère, en particulier des dossiers liés à l’environnement

[5Le Conseil d’État avait été saisi en 2021 par plusieurs associations de défense de l’environnement - France Nature environnement (FNE), Sea Shepherd France et l’association de défense des milieux aquatiques (DMA) - qui réclamaient des suspensions de la pêche dans l’Atlantique. La plus haute juridiction administrative française a donc été dans leur sens et a octroyé un délai de six mois au gouvernement pour mettre en place ces interdictions

[6https://www.fao.org/3/i4356fr/I4356FR.pdf, le Collectif International d’Appui à la Pêche Artisanale (ICSF) ainsi que les deux Forum mondiaux (WFF-WFFP) ont beaucoup travaillé à la rédaction des directives

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