Je vois encore Nalini Nayak, égérie du Collectif International d’appui aux pêcheurs artisans (ICSF [1]), expliquer en 1982, en anglais, sur le quai, au milieu des pêcheurs, la force du concept et la nécessité d’avoir un projet local en connaissant les tenants et aboutissants internationaux. Je l’ai écoutée en essayant de mettre en pratique cet exercice qui nécessite avant tout une bonne santé. Aujourd’hui encore, bien qu’en retraite, je ne peux lire le bulletin Pêche & Développement fabriqué à Lorient, sans me plonger avec l’avidité d’une addiction entretenue, dans Samudra News Alert [2] qui donne des nouvelles mondiales sur les pêches et South Asia News Alert édité à Chennai, qui informe sur le quotidien des pêcheurs de la région Asie.
Sans lire dans le marc de café, grâce à cette pratique de chaque jour, je peux, vaille que vaille, mettre en liaison des événements qui donnent à penser. Par exemple l’article "Enfant de la houle" [3] du bulletin Pêche & Développement N° 213 de mai 23, peut matcher avec l’article "Kerala : des navires de pêche hauturière distribués à des sociétés coopératives de pêcheurs" [4] de South Asia alert du 5 mai 23 et percuter avec l’article "Les membres de l’OMC font avancer les négociations sur les subventions à la pêche lors de la deuxième semaine consacré à la pêche" de Samudra News Alert du 4 mai 23. Ceci n’est qu’un exemple, mais je crois qu’il est parlant. Qu’avons-nous en résumé dans ces trois articles ?
Le premier raconte l’arrivée au port du Guilvinec, d’un canot de 9 mètres, âgé de 42 ans, pour un propriétaire de 43 ans. Immédiatement, l’impression fantomatique donnée par le port débarrassé de presque tous ses bateaux de travail et dépeuplé de ses marins, donne l’impression de vivre dans un oxymore : joie de l’arrivée d’un vieux petit bateau et impression d’abandon du port par ses occupants naturels. On vit dans deux réalités contradictoires en même temps.
Le bateau de 42 ans nouvellement armé par un jeune homme de 43 ans au Guilvinec, qui fait tout à bord
Le second article décrit le baptême, dans un port du Kerala [5], des bateaux de pêche hauturière offerts aux pêcheurs côtiers. "La pêche, un des grands secteur traditionnel de l’Inde, est confrontée à de multiples défis, notamment au changement climatique et à l’épuisement des ressources marines (sous- entendu côtières), a déclaré le ministre en chef Pinarayi Vijayan. Inaugurant la distribution des navires de pêche hauturière aux coopératives de pêcheurs, il a ajouté que le gouvernement ne pouvait pas abandonner les pêcheurs en cas de crise. L’objectif du projet est d’équiper les pêcheurs traditionnels pour qu’ils puissent pratiquer la pêche hauturière. Nous devons transformer le secteur en phase avec les temps actuels et ce projet est un pas vers cela », a déclaré M. Vijayan.
Inauguration des bateaux hauturiers pour soulager la bande côtière au Kerala (Photo Credit : C. Sureshkumar)
Le troisième article nous apprend que "les membres de l’organisation mondiale du commerce (OMC-WTO) ont fait avancer les travaux sur la deuxième vague de négociations sur les subventions à la pêche lors de la deuxième semaine tenues du 25 au 28 avril 2023. Certains ont évoqué la nécessité de définir la pêche hauturière sur la base d’indicateurs tangibles. En ce qui concerne le traitement spécial et différencié (TSD), quelques membres sont d’avis que le TSD devrait être un outil pour aider au respect des disciplines relatives aux subventions à la pêche, tandis que d’autres voient le TSD comme un outil pour fournir une marge de manœuvre politique en fonction de paramètres spécifiques, tels que le niveau des captures de poisson, le niveau de développement économique et le niveau de subvention".
Fisheries Subsidies Workshop, 31 January 2023 (Photo WTO)
En résumé, ces trois articles, dès lors que l’on tisse un lien entre eux, en pensant globalement et en essayant d’agir localement, montrent que l’on a sans doute loupé une marche en Europe et en France et qu’on s’est collectivement cassé la figure. Les ports européens se vident, les pays dit en développement créent ex nihilo [6] une pêche hauturière qui n’existait pas et l’ONU dont dépend l’OMC a pour perspective de renforcer ce schéma par un traitement des subventions spécial et différencié. Cerise sur le gâteau on peut faire confiance aux indiens pour être très actifs lors des négociations et pour faire passer le critère "niveau de développement économique" comme éligible aux subventions d’état, alors que nos représentants européens et nationaux, imprégnés de la pensée dominante, à savoir l’éradication de la pêche hauturière, vont accepter le processus et peut-être même l’accélérer. Pourtant objectivement, qui est en voie de développement ? Le patron du bateau de 42 ans dans une mer côtière surexploitée ici en Europe ou le patron et l’équipage du navire coopératif hauturier du Kerala ? Comparaison n’est pas raison, mais on peut se demander s’il ne serait pas temps de donner un léger coup de barre par chez nous, en Europe et dans nos ports trompe-l’œil.
Comment faire ? Dans ces situations de tensions extrêmes les positions sont naturellement exacerbées, les pensées radicales se développent, les positions se raidissent, les invectives fusent, le dialogue est rompu, on en vient aux mains, on met le feu, parfois on fait la guerre. Pour finir tout le monde rétrécit, moralement et physiquement, certains disparaissent, d’autres, parfois très loin, en profitent, le monde change et la planète continue à tourner en poursuivant sa route dans l’univers sans se préoccuper, ni des accidents de parcours, ni des disparitions douloureuses. Air connu en tout temps, en tous lieux, en toutes actions. Cet indigne résultat, pétri de bonnes intentions et de visions fermes, définitives et sans appel, doit obliger la raison à trouver une porte de sortie globale et humaine, puissante et vivante, dans les pays en voie de développement et dans les pays en voie de rétrécissement, dont l’Europe fait partie.
Sans ignorer les enjeux fondamentaux du climat, de la biodiversité, de la décarbonation, de la gestion des stocks de poisson, de la mise en place d’une halioécologie globale et sachant d’autre part qu’il est impensable de laisser les eaux européennes déjà presque vides d’activités de pêche (à l’exception de la bande côtière surexploitée), les ports déserts, les territoires maritimes voués au tourisme et les consommateurs européens obligés d’importer les produits de la mer plus massivement encore que maintenant (70%), provoquant au passage des bilans climatiques plus déséquilibrés et des conséquences politiques déjà visible et entretenues, très faciles à imaginer, ne faudrait-il pas, avec Pêche & Développement et d’autres, plancher sur la flottille hauturière de demain en ayant comme boussole les directives internationales pour la pêche de l’ONU ? La pêche hauturière cocherait enfin toutes les cases ! C’est tout à fait possible en investissant le champ européen et international actuel pour répondre au mantra salvateur "Think globally, act locally" et en s’appuyant sur une méthode de sociologie appliquée pour agir dans ce monde incertain [7].
Concrètement on pourrait :
• Peut-être en faire un voyage d’étude au Kerala ? Je suis certain que cela ferait plaisir à Nalini et ce serait une forme d’économie circulaire post coloniale. Une innovation.
• Susciter l’œuvre d’une vie pour quelques jeunes (filles et garçons), recrues sollicitées par les structures professionnelles actuelles et futures pour la mise en place d’une halioécologie partagée dans les 200 milles européens.
• Renforcer notre Forum mondial, le WFF, basé sur la parité, la place des femmes, l’halioécologie, les liens Sud-Nord. Réinvestir ICSF.
• Utiliser la sociologie moderne pour remonter aux racines des courants de pensée qui vont animer le 21ème siècle, y participer pour créer le monde de demain y compris dans les lycée maritime et les ports de pêche.
• Trouver de l’argent pour mettre tout cela en musique et faire avancer nos idées.
René-Pierre Chever, Loctudy mai 2023