La voix des invisibles Festival Pêcheurs du Monde 2015 à Lorient

, par  LE SANN Alain

Les deux jurys du festival ont récompensé cinq films sur les 14 soumis à leur appréciation. Certains membres ont même regretté de ne pouvoir récompenser des films non-inscrits dans la compétition, ce qui témoigne de la qualité globale de l’ensemble des films présentés- 46- durant les six jours. Tous les films primés donnent la parole aux invisibles du monde de la pêche, ceux et celles dont la voix ne parvient jamais, ou rarement, aux oreilles des décideurs.

Les deux jurys réunis, celui des jeunes et celui des professionnels, ont attribué le prix Chandrika Sharma à « Wawata Topu » de David Palazon et Enrique Alonzo, qui donne la parole aux femmes pêcheuses de Timor Leste ; elles pêchent en plongée pour améliorer les revenus de leur famille. Ce prix a été attribué en mémoire de la secrétaire d’ICSF, disparue en mars 2014 dans l’avion de la Malaysian Airline.
Le jury des professionnels (Cinéma et Pêche) a primé le long-métrage au Taïwanais Hung Chun-Hsiu pour « The Lost Sea ». Tourné sur l’île de Kinmen, toute proche de la Chine, il décrit le désastre engendré par la construction d’un grand port inutilisé, sous le regard de pêcheurs côtiers pittoresques qui prennent plaisir à cuisiner les limules, abondantes sur les plages, avant la construction du port. Un film attachant plein d’humour pour décrire une réalité sinistre.
Le prix du court-métrage a été donné à un film bouleversant de la jeune réalisatrice bretonne, Frédérique Odye, « Les veilleuses de chagrin ». Plusieurs veuves de marins pêcheurs évoquent la mémoire de leur mari disparu en mer et leur difficulté à faire leur deuil. Un bel hommage à ces femmes discrètes qui ont gardé la mémoire de leur mari au cœur de leurs pensées. Ce fut aussi l’occasion de rappeler le scandale du naufrage du « Bugaled Breizh », coulé par un sous-marin, mais sans que les responsabilités soient reconnues. Un court-métrage de fiction de la jeune marocaine Asmae El Moudir « Les couleurs du silence  », évoquant la disparition d’un pêcheur en hommage à son grand père disparu, a aussi profondément ému le public.

Des jeunes sensibles à la marginalité
Le jury des jeunes étudiants et lycéens a pour sa part fait preuve d’originalité en choisissant deux films sur des sujets étonnants qui mettent en scène des marginaux essayant d’échapper à la misère en pratiquant des pêches et des activités illégales. Le long-métrage primé est « Les Hustlers », du Béninois Egone Amah. Ces débrouillards, comme ils se désignent eux-mêmes, survivent dans un bidonville près du port de Lomé. Ils font du trafic d’essence et pratiquent la pêche quand ils ont réussi à émerger de la drogue et de l’alcool. Ils sont attachants malgré tout, ils rêvent d’une vie meilleure impossible, d’un travail régulier et s’appuient sur leur famille et leur solidarité entre copains. C’est une plongée rare dans un monde peu accessible.
Les jeunes ont également été touchés par le court-métrage de Robin Dimet « Sounds of the Soul  » sur les marginaux qui survivent le long du transsibérien en vendant du poisson ou en pêchant illégalement sur le lac Baïkal, dans un froid glacial, par moins 30 degrés. Tous ces films mettent en scène des invisibles du monde de la pêche qui essaient de survivre dans des conditions difficiles, parfois extrêmes, oubliés de tous. Ces documentaires illustrent bien l’esprit du festival, centré sur les hommes et les femmes dans la pêche, souvent incompris et méconnus.

L’impact du changement climatique.
L’ensemble des 46 films projetés mettent en lumière d’autres nombreux enjeux. L’impact du changement climatique sur les communautés de pêcheurs est analysé avec acuité et émotion dans le film « Thuletuvalu ». Il annonce la mort programmée de communautés insulaires du Pacifique et de villages Inuit, la disparition de leur culture, l’inéluctabilité de la croissance du nombre de réfugiés climatiques, dont de nombreux pêcheurs. Les Inuits interrogés dans le film « Inuit Knowledge and Climate Change » vivent avec angoisse la transformation de leur mode de vie, mais ils témoignent également de leur volonté de s’adapter. Ils sont parfois sceptiques sur les actions des biologistes qui veulent protéger les ours blancs, alors que, selon eux, ils ne sont pas menacés…sinon par les scientifiques eux-mêmes. Sur la question de l’énergie, le film remarquablement documenté « Are Vah  » montre la résistance des pêcheurs indiens contre un projet de six centrales nucléaires proposées par Areva sur la côte du Maharashtra, un combat qui rappelle aux pêcheurs bretons leur combat contre la centrale de Plogoff et auparavant celle d’Erdeven, il y a 40 ans en 1975.

Pillage dans le Pacifique
Plusieurs films ont évoqué la situation des pêcheurs dans le Pacifique. Le phénomène le plus marquant est sans doute l’énorme pression exercée par la Chine sur les ressources marines. Plusieurs films ont évoqué l’impact de la demande pour les holothuries. Cette ressource est systématiquement pillée, d’île en île. Cette pression a aussi des conséquences humaines dramatiques, car les marchands chinois font travailler des jeunes en plongée, de plus en plus profond, dans des conditions terribles. Beaucoup de ces plongeurs sont handicapés ou meurent au cours de leurs plongées, les familles ne sont pas indemnisées. Heureusement, il reste des pêcheurs qui ne sont pas encore soumis à la pression de cette demande chinoise et continuent de vivre heureux sur leur île, d’améliorer leurs pratiques avec des Dispositifs de Concentration de Poisons, qui restent artisanaux et n’ont rien à voir avec les milliers de DCP utilisés par des thoniers.

La solidarité, condition de la transmission.
Bousculées par la brutalité du changement climatique, les communautés de pêcheurs s’interrogent aussi sur leur place dans une société où leur mode de vie et leur rythme de travail sont de plus en plus décalés. La transmission des savoirs et des outils est de plus en plus problématique, comme le montre le film polonais « Walking Under Waters  » avec le magnifique portrait d’un jeune pêcheur confronté au choix entre la tradition de la pêche et un travail routinier dans un centre touristique pour riches étrangers.
Les pêcheurs du film « Luci a mare », en Sardaigne, ont conscience de vivre la fin d’une activité qui les tient éloignés de leur famille pendant des mois, pour de faibles revenus.
Certaines communautés comme celles des pêcheurs des îles Salomon, « Le test », font revivre d’anciens rites d’initiation abandonnés récemment pour transmettre aux jeunes l’amour de la mer et le goût de la pêche.
Malgré les difficultés, il reste des jeunes enthousiastes et heureux de reprendre le métier de leur père dans un contexte incertain, ainsi qu’en témoigne « La relève des filets » avec le portrait de trois jeunes patrons dans le port du Grau-du-Roi, en Méditerranée. L’exemple de jeunes paludiers, dans « Les paludiers de la baie  », qui ont fait revivre des marais salants, parfois abandonnés depuis de siècles, montre que la volonté de vivre des ressources de la mer en relation étroite avec la nature, ses beautés et ses incertitudes, peut engendrer des miracles.
La solidarité se manifeste aussi entre gens du Nord et Sud, comme en témoigne le beau film de Maylen Villaverde « L’huître d’Anosy, une odyssée malgache » ; une famille de l’île de Groix s’installe à Madagascar pour développer une production locale d’huîtres et former des ostréiculteurs malgaches.
Sans la solidarité entre les générations, sans un partage équitable des ressources et une solidarité entre pêcheurs, sans l’appui des communautés des territoires qui vivent de la pêche, la transmission est difficile, surtout lorsque les choix politiques, les décisions bureaucratiques, certains diktats d’organisations environnementalistes viennent briser les rêves et la résistance de communautés où la pêche est une tradition depuis des siècles. Le film « Dans la passerelle  », tourné à l’île d’Yeu, montre l’intelligence des derniers pêcheurs hauturiers confrontés à une succession de décisions absurdes et désespérés par le mépris dont ils sont l’objet de la part d’organisations écologistes et de décideurs. C’est un film que ces derniers devraient prendre le temps de voir et de méditer pour comprendre l’impact social de leurs campagnes simplistes et l’urgence d’écouter des pêcheurs artisans hauturiers.

Il permet de comprendre également que l’avenir de la petite pêche côtière passe souvent par le maintien d’une pêche hauturière artisanale attachée à son territoire et soucieuse d’un partage équitable des ressources. En privé, certains écologistes reconnaissent que l’interdiction des filets maillants dérivants était une bêtise, mais ils se refusent à le reconnaître publiquement et la traque contre les derniers filets dérivants se poursuit jusqu’à l’absurde. Les pêcheurs de l’île d’Yeu n’ont jamais rejeté les environnementalistes qui les écoutent et les respectent et ils ont construit avec eux une des plus belles AMAP poissons qui touche 2000 familles dans la région nantaise.
Il est urgent de reconnaître ces réalités totalement niées et méconnues par de nombreux écologistes et les promoteurs de la nouvelle Politique Commune des Pêches. Deux représentantes de la FAO, présentes pour leur film sur l’amélioration des pratiques de conservation du poisson par les femmes du Burundi, ont témoigné de leur intérêt et de leur soutien pour le Festival. C’est une reconnaissance importante. Puissent tous ces films rendre audible la parole de ces pêcheurs incompris et méconnus.
Yvette Diei Ouadi de la FAO rend hommage à Chandrika Sharma, à l’issue du festival (photo Alain Le Sann)

Alain Le Sann, Avril 2015

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