« De nombreux travaux ethnographiques montrent que la mer et ses ressources ne sont pas en accès libre, mais des biens communs, collectivement contrôlés par les communautés d’artisans pêcheurs, au moyen d’institutions traditionnelles, et que la privatisation ou les mesures coercitives de la part des administrations publiques risquent de conduire au déclin, voire à la disparition de ces communautés ».
Marie-Christine Cormier-Salem. Les pêches artisanales face à la globalisation des mers. 2017
Les Directives Volontaires de la FAO
Parmi les principes énoncés dans les directives, l’un des premiers précise : « Consultation et participation : assurer une participation active, libre, efficace, utile et en connaissance de cause des communautés d’artisans pêcheurs, y compris des peuples autochtones, en tenant compte de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones dans l’ensemble du processus de décision concernant les ressources halieutiques et les zones où la pêche artisanale est pratiquée, ainsi que les espaces terrestres adjacents, et en prenant en considération les déséquilibres du rapport de forces existant entre les différentes parties considérées. Il faut à cet effet obtenir un retour d’informations et le soutien des personnes qui peuvent être concernées par des décisions avant que celles-ci ne soient prises et prendre en compte leurs contributions. »
La gestion de la pêche dans la bande côtière en France est largement fondée sur ces principes.
Le rôle des structures professionnelles dans la gestion des ressources de la bande côtière.
Il existe depuis toujours des accords historiques non écrits qui ont permis aux communautés de pêcheurs de se partager l’espace. Si ces dispositions ont survécu et se perpétuent, elles ont nécessité une traduction dans des textes opposables, afin de répondre à la fréquentation croissante de la mer territoriale, la baisse de certaines ressources côtières, mais aussi le besoin d’affirmer la volonté des pêcheurs de gérer durablement l’espace. En Méditerranée, la gestion par les prud’homies reste une réalité dans plusieurs ports malgré la diminution du nombre de pêcheurs.
Aujourd’hui, un système juridique complexe encadre la pêche maritime professionnelle : tout d’abord la Politique Commune des Pêches (une des politiques communes les plus intégrées de l’Union Européenne) les réglementations nationales ensuite, mises en place par le Comité National des Pêches Maritimes et des Elevages Marins (CNPMEM) ou par l’État ; enfin, les dispositions régionales prises par les Comités Régionaux des Pêches Maritimes (CRPMEM),
Les CRPMEM sont des organisations professionnelles relevant aujourd’hui de la Loi de modernisation de l’agriculture et de la pêche de 27 juillet 2010. Cette loi leur confère un statut de personne morale de droit privé et leur permet de disposer de prérogatives de puissance publique :
► adhésion obligatoire
► prélèvement d’une cotisation professionnelle obligatoire
► possibilité d’établir des règles de gestion des ressources opposables en droit
► capacité à mettre en place des gardes jurés.
Ainsi les pêcheurs ont l’avantage exorbitant de pouvoir gérer leurs propres activités dans les eaux territoriales de leur région. Par exemple, le CRPMEM de Bretagne, appuyé en cela par ses 4 Comités Départementaux, a largement utilisé cette faculté depuis 30 ans pour mettre en place un système cohérent de gestion des pêcheries et de l’espace maritime, au plus près des réalités de terrain et des ressources disponibles. [1]
Ce système de gestion, mis en œuvre dans les 12 milles de la mer territoriale, par le biais de l’instauration de licences différenciées par métiers, contingentées en nombre de navires et accompagnées de mesures techniques concernant l’encadrement des longueurs des navires, des engins de pêche, de fixation de calendriers et de zones de pêche, de limitations de l’effort de pêche, de taille marchande, etc..., tend à allouer des droits individuels d’accès, dès lors que la délibération qui les crée est approuvée par l’autorité du Préfet de Région.
Les licences délivrées par le Comité des Pêches sont attribuées au couple propriétaire/navire et ne sont ni cessibles, ni transférables. Les décrets imposent un certain nombre de critères de priorités d’attribution (dans l’ordre) :
- Les antériorités,
- Les orientations du marché,
- Les équilibres socioéconomiques
Toute personne (pêcheur ou structure) ayant intérêt à agir peut contester les textes en déposant un recours pour excès de pouvoir auprès du juge administratif.
L’objectif poursuivi demeurant le maintien des équilibres sociaux et économique par une gestion collégiale du partage des ressources et une résolution équilibrée des différends de cohabitation, dans une perspective d’aménagement du territoire. Ce système, fondé sur les propositions émanant du niveau local, a permis une approche de terrain, de la base vers le haut, répondant aux exigences de gestion des territoires.
La liste des initiatives mises en œuvre depuis 30 ans est longue : en effet, partant de l’exemple historique de la gestion de la Coquille Saint-Jacques de la Baie de Saint-Brieuc, qui a servi de modèle, l’instauration d’un régime complet de gestion de la bande côtière génère annuellement près de 4000 autorisations de pêche, concernant tous les métiers de la pêche embarquée (y compris les algues laminaires), jusqu’à la pêche à pied professionnelle et les récoltants d’algues de rives.
Malgré sa complexité, ce système demeure souple et évolutif.
Dans une déclaration du 14 mai, le CRPMEM de Bretagne a rappelé : « Nous faisons le choix très clair de prioriser l’accès aux droits de pêche pour les nouveaux armateurs, marins embarqués propriétaires » pour « éviter un monopole des droits de pêche, favoriser un modèle de pêche artisanale, ceux qui veulent s’installer... ». [2]
Des problèmes non résolus
Les comités des pêches sont en effet confrontés à des difficultés.
- - Si les Comités ont toute latitude pour gérer les espèces côtières hors quotas, les espèces sous quotas sont gérées par les organisations de producteurs, où les grands armements disposent de plus d’influence. Les règles européennes ne sont pas toujours compatibles avec les règles mises en place par les comités : ainsi en Normandie, les pêcheurs de coquilles Saint Jacques ne peuvent appliquer leurs règlements aux pêcheurs anglais qui pêchent au-delà des 12 milles. Il faut pour cela des négociations difficiles, surtout dans le contexte du Brexit.
- - La réforme de 2010 a supprimé les comités locaux au bénéfice des comités départementaux ce qui dans certains départements importants a éloigné physiquement le comité des ports. La participation aux élections a donc baissé et les divisions se sont accentuées.
Un modèle menacé : les ONG, alliées ou adversaires ?
De nouveaux acteurs puissants, les ONG environnementalistes coalisées, en France et au niveau européen, interviennent maintenant dans le débat sur la pêche et mettent en cause la légitimité des comités des pêches, considérant qu’elles ont la légitimité pour imposer leur vision des pêches car elles représentent la société civile. Elles réclament des interdictions d’engins, de zones, de périodes de pêche, sans considération des conséquences et des réalités locales. 450 bateaux ont été arrêtés durant un mois et le seront encore les deux années à venir : le but protéger les dauphins ; une mesure incompréhensible réduisant à néant les efforts des pêcheurs pour limiter leurs captures.
La création de réserves et d’AMP sans participation des pêcheurs met en cause les responsabilités de gestion des pêcheurs au nom de la préservation de la biodiversité. En Bretagne une réserve pour la protection des oiseaux a été largement étendue en excluant les pêcheurs de la gestion de la zone, et confiée à une association de protection des oiseaux. Comme le constate la géographe Marie-Christine Cormier Salem (2015) : « Les créations d’aires protégées, en changeant les régimes de propriété et d’accès à la mer et ses ressources, en dépossédant les pêcheurs artisans de leurs terroirs et territoires de pêche, comptent parmi les principaux mécanismes d’enclosure des communaux maritimes ».
D’une manière générale, en Europe, les pêcheurs sont accusés d’être les principaux destructeurs des océans alors même que globalement les ressources se sont améliorées. Les problèmes principaux viennent aujourd’hui des changements climatiques et des pollutions d’origine terrestre qui entraînent des marées vertes, des blooms de planctons toxiques. Sur ces sujets, les associations environnementales peuvent être les alliées des pêcheurs et conchyliculteurs. C’est ce qui se produit dans le Parc National Marin D’Iroise au large de la Bretagne. Depuis 20 ans, avec le soutien des pêcheurs, ce parc permet la concertation entre pêcheurs, scientifiques, élus et associations, les pêcheurs conservant la responsabilité de la gestion de leurs ressources. Il met à leur disposition des moyens pour les gérer et mieux les protéger. On constate de nombreux résultats positifs sans qu’il y ait interdiction de pêche sauf dans des endroits réduits. Mais la Coalition des ONG ne veut pas de ce modèle et demande la fin du Parc Marin avec mise en place de réserves.
Le débat sur les engins traînants, dragues et chaluts
Pour la coalition des ONG, la campagne sur les réserves et AMP, sert aussi d’appui pour une remise en cause radicale des arts traînants accusés d’être non-sélectifs, destructeurs des fonds, consommateurs d’énergie fossile. Une partie des critiques peut être entendue et il est vrai que ces engins ont été l’objet de rudes débats depuis des siècles. Pourtant s’ils ont perduré c’est qu’ils ont trouvé leur place et qu’ils ont fini par être acceptés par la plupart des pêcheurs là où ils sont adaptés. Leur pratique peut et doit être améliorée et certains pêcheurs innovants savent ce qu’il en est, ainsi que des scientifiques. Le retour sur l’histoire est éclairant parce que, à chaque fois qu’il y a eu des tentatives pour interdire les dragues et chaluts, au 18ème et au 19ème siècle, quelques années plus tard, ils étaient à nouveau autorisés avec des mesures d’encadrement, car l’interdiction n’avait pas entraîné d’amélioration des ressources mais avait provoqué des crises d’approvisionnement. [3] Plus récemment des études approfondies sur l’impact des dragues à coquilles sur les fonds du Golfe du Maine aux Etats-Unis ont montré que : « Notre surveillance du fond marin a révélé une population de coquilles Saint-Jacques inchangée après environ deux décennies, et a décrit une grande similitude entre une communauté benthique pêchée manifestement résiliente et ses analogues non pêchés dans le centre du golfe du Maine. Nous devons donc envisager la possibilité que la pêche commerciale à la coquille Saint-Jacques ne soit pas préjudiciable à l’ensemble de la communauté benthique de cet environnement à haute énergie, et que le centre du golfe du Maine soit capable de maintenir une communauté macro-benthique en bonne santé sur des échelles de temps décennales. » [4]. En effet l’évolution des fonds marins ne dépend pas seulement de l’impact de la pêche mais plus largement de l’impact de la houle, des courants, des tempêtes, des températures. L’usage des engins traînants, contrôlé, régulé, limité et surtout saisonnier, n’est donc pas toujours destructeur comme le prétendent les ONG environnementalistes.
Pour des parlements de la mer
Le défi porte sur la mise en œuvre des mesures de gestion des pêches, de conservation et de valorisation de la biodiversité marine, donc sur l’effectivité de la cogestion et de la participation des gens de la mer au gouvernement de leur territoire. Les associations environnementalistes ont leur place et leur mot à dire pour alerter, proposer des mesures, suivre l’évolution de la biodiversité mais elles n’ont pas à mettre les pêcheurs sous leur tutelle. C’est ce qu’elles font en obtenant l’interdiction de pêcher pendant un mois pour 450 bateaux dans le Golfe de Gascogne, pour protéger les dauphins, au mépris des actions engagées par les chercheurs et pêcheurs pour limiter les captures accidentelles. De même lorsqu’elles exigent la création de réserves ou l’interdiction généralisée des dragues et chaluts. C’est encore le cas lorsqu’elles imposent leur définition de la pêche artisanale, excluant les bateaux de plus de 12 m et ceux qui pratiquent les arts traînants. À l’opposé, le Parc marin d’Iroise, comme l’expérience de pilotage d’une zone Natura 2000 en Sud Bretagne, où les pêcheurs conservent leurs droits et responsabilités dans le cadre d’une concertation avec les associations, les scientifiques, les élus, fonctionnent sur une base démocratique et ont montré leur efficacité. Les mesures prises sont débattues, cela prend du temps mais garantit ensuite l’acceptation des mesures adoptées et leur adaptation à l’évolution du milieu et des activités. Pour Marie-Christine Cormier-Salem : « Le statut des unités spatiales, telles que découpées dans l’activité de pêche, la façon dont elles sont exploitées, aménagées, perçues et partagées, autrement dit la façon dont elles sont gérées et gouvernées, est la question centrale en halieutique. Les espaces structurés par les pratiques halieutiques, liquides et mouvants, aux frontières poreuses, ne sont pas des res nullius, mais des res communes ou communaux, sous le contrôle d’une communauté qui s’identifie en eux, les revendique comme son territoire et en assure la défense et la conservation ». [5]
C’est sur cette base que nous demandons la création de parlement locaux et régionaux de la mer, pour assurer la participation de la société à la gestion des espace marins dans le respect des droits des pêcheurs qui ne sont pas les seuls usagers de la mer. Mais si l’on met toutes les « parties prenantes » sur le même plan, les droits des pêcheurs ne peuvent être reconnus d’autant plus que leur nombre est de plus en plus restreint et que, dans la société, la connaissance de la spécificité de leur activité, de leur culture, tend à disparaître au bénéfice d’une mer fantasmée réduite à la fonction de loisir et de réservoir de biodiversité. Les pêcheurs sont pourtant les hommes et les femmes de l’avenir ; avant tous les autres, en permanence, ils ont été confrontés à la nature, à ses limites et à la nécessité vitale de s’y adapter. Les leçons que viennent maintenant leur donner des « terriens » relève parfois de ce qu’un géographe qualifie « d’indécence urbaine » [6].
Alain Le Sann
Mai 2024