Si depuis les années 1980, scientifiques et institutions cherchent à replacer les pêcheurs et leurs savoirs écologiques locaux au centre de la politique de conservation des ressources pour établir une cogestion des pêches plus durables, de nombreux travaux d’ethnologues et de sociologues ou de politistes ont entériné l’idée d’une disqualification des praticiens de la pêche par des spécialistes de la gestion des stocks éloignés des réalités du terrain. Une vieille habitude de pensée présente encore souvent les pêcheurs comme des acteurs archaïques aux pratiques routinières que la science doit conduire vers le Progrès et la responsabilité.

Je n’ai personnellement pas échappé à cette critique du scientisme et de la disqualification des savoirs empiriques en montrant que la mise en place de l’enseignement professionnel des pêches maritimes vers 1895 relevait de cette perspective et constituait en quelque sorte une forme d’acculturation et de contrôle des populations littorales et de leurs pratiques.
Cette critique de la disqualification des savoirs des pêcheurs n’est pas infondée mais ont peut et on doit cependant nuancer ses analyses grâce notamment à l’étude historique détaillée de la mise en œuvre, ou de la fabrication de la police des pêches depuis le XVIIème siècle, comme le fait Romain Grancher, chercheur au CNRS, dans un texte remarquablement documenté et précis que nous allons suivre ici.
C’est dans le moule de la réforme de la police des pêches issus de l’Ordonnance de 1681 que va se mettre en place un mode de gouvernement expérimental des ressources marines sous l’Ancien Régime puis au XIXème siècle, par « expériences », « essais » ou « épreuves » menés par des enquêteurs dépêchés « sur les lieux ». Pour calmer les conflits d’usages et prendre des décisions stables, l’administration de la Marine va expérimenter les techniques de pêche présumées dommageables afin de « vérifier » si elles sont réellement néfastes. Ces expérimentations non économiques sont productrices de savoirs à finalités réglementaires : il s’agit de fonder les mesures de police des pêches sur des « faits » pour concilier tous les intérêts engagés par cette utilisation technique, y compris ceux des « générations futures » pour conserver les richesses de la nature. Ces expériences non scientifiques sont des instruments d’expertise à des fins de régulation mandatées par l’État (en France mais aussi au Royaume Uni et aux États Unis) et peuvent être analysées comme des moments charnières dans l’histoire du gouvernement des environnements marins. Elles marquent par ailleurs le début d’une science halieutique fondée sur la quantification, la modélisation et l’expérimentation au détriment des rôles et des savoirs écologiques locaux des pêcheurs acquis par la pratique du métier. En fragilisant la « gestion coutumière » de la ressource, elles apparaissent comme une disqualification des pêcheurs et de leur connaissance intime des environnements.
Ces expertises redéfinissent « les bons usages de la nature » sur la base de savoirs savants et d’expertises ponctuelles. Mais à l’instar des forestiers d’État allemands étudiés par James Scott, ces expériences et réglementations du milieu marin ont été « le produit d’une négociation permanente entre les communautés de pêcheurs et l’administration de la Marine » comme va le montrer Romain Grancher.
Il explique tout d’abord que la réglementation résulte d’un aller-retour entre la requête et l’enquête. La multiplication des mesures requiert leur réajustement en fonction des particularités locales pour pouvoir « prendre un parti définitif » à propos de certaines pratiques controversées. Mais R. Grancher explique ensuite que ces mesures apparaissent plutôt comme des mesures de législation des usages, comme institutionnalisation de l’existant. Selon l’auteur, ce mode de gouvernement repose en fait sur des savoirs hybrides, puisque les pêcheurs participent aux expériences et que la législation est en fait le produit d’une confrontation sur le terrain entre ceux qui exploitent la mer et ceux qui la gouvernent.
Réglementer pour éviter les abus et la disette
Devant le manque de consensus sur les mesures à prendre, le Conseil de la Marine décide « d’envoyer sur les lieux une personne intelligente pour examiner à fond ce qui regarde cette matière ». En 1726, c’est Le Masson du Parc, simple commis du bureau des classes de Dieppe mais connu à Versailles qui sera missionné compte-tenu de son expérience déjà longue d’observation des techniques de pêche sur les côtes de la Manche de 1723 à 1724. Ses visites vont inspirer les déclarations royales en faveur du « rétablissement de la pêche » pour « procurer l’abondance dans le royaume ». Pour ce faire il va falloir interdire de récolter, pêcher ou vendre le frai de poisson et interdire les filets traînants (notamment la dreige). Or armateurs et pêcheurs de l’Aunis utilisent un filet appelé également dreige mais « nullement nuisible à l’empoissonnement des côtes » et supplient qu’on leur en laisse l’usage. Le Masson du Parc se rend à la Rochelle « pour vérifier le fait » et constate l’innocuité de cet engin. Il préconise alors l’assouplissement de la règle sur les filets traînants, d’abord suspendue à titre dérogatoire et provisoire dans quelques amirautés en vertu d’un principe « d’interdiction, sous réserve d’autorisation », puis étendue à l’ensemble des côtes par une nouvelle déclaration du 20 décembre 1729 qui autorise le filet traînant à la condition « d’un faire usage sous le nom seulement de ret traversier ou de chalut pour empêcher les abus qui pourraient résulter s’il continuait d’être appelé dreige. »
On s’aperçoit par cet exemple que la police des pêches tient d’avantage compte des circonstances locales, pour éviter des désagréments à certaines communautés de pêcheurs. Le médecin normand Charles-François Tiphaigne de la Roche identifie en 1760 les objectifs contradictoires de la législation des pêches : s’il faut « ménager » la ressource, « en prendre soin » et « en user avec oeconomie », il faut tout autant « ménager les pêcheurs » en prenant garde de ne pas les « lier […] au point de les réduire à ne pouvoir pratiquer leur pêche avec fruit ». Il convient donc selon lui d’élaborer « un petit nombre de règlements mis à leur portée et une pleine liberté à tout autre égard. »
La tâche s’avère difficile et on assiste à une prolifération et une fragmentation du droit des pêches issus de la législation royale mais aussi des arrêts et ordonnances locaux rendus par les parlements et les amirautés pour adapter localement les mesures prises par les autorités centrales.
Autour de la Révolution et de l’Empire, la codification des pêches est rendue quasiment impossible par la disparition en 1790 du Comité des pêche crée en 1785 et par la suppression des amirautés en 1792, qui accentue alors le flou réglementaire dans les ports.
Ce n’est qu’en 1849 qu’une commission de l’Assemblée est chargée de préparer un projet de réforme de la réglementation des pêches qui ne va cependant pas produire un Code des pêches mais un décret-loi du 9 janvier 1852 reposant sur l’examen des usages locaux dans les arrondissements de Cherbourg, Brest, Lorient et Rochefort. Loin d’affaiblir les plaintes et controverses, la mise en application de ces décrets génère une multiplication des pétitions d’acteurs qui revendiquent leur légitimité et leur compétence à se prononcer sur la mise en œuvre du droit qui encadre leur pratique de pêche. L’administration de la Marine, d’abord réticente, va diligenter de nombreuses commissions d’expert sur le terrain.
L’expérience au service de la police des pêches : le débat sur le chalut
On le voit avec Romain Grancher, il apparait, vers 1720, un nouveau mode de gouvernement des ressources de la mer basé sur des expériences de pêche au plus près du terrain, devant permettre de régler les conflits à partir des faits présentés comme incontestables.
L’évaluation des effets des engins sur la ressource remonterait aux années 1680. Mais c’est véritablement en 1729 que l’expérimentation des engins de pêche commence à faire son apparition comme instrument de gouvernement pour réguler les usages de la mer. Mais ces expériences sont rares et leur finalité est plutôt pédagogique, à l’intention des pêcheurs locaux.
Les conflits entre pêcheurs quant à la récolte du varech ou à l’utilisation du chalut, exemples analysés par R. Grancher, illustrent la normalisation des recours à l’expérience sous le Second Empire. Les exemples des conflits donnant cours à des expériences pour fonder des législations sont nombreux dans le texte et fournissent des illustrations détaillées de la construction aléatoire et contextualisée des polices des pêches qu’il n’est pas possible d’exposer ici.
Les expériences et expertises menées ne sont plus de simples vérifications mais de véritables recherches, élaborant un avis savant destiné à éclairer l’administration de la Marine sur les plaintes et conflits locaux. Les témoignages et avis des praticiens figurent aux côtés des analyses des experts mais c’est l’établissement expérimental des faits qui est le plus souvent privilégié comme preuve et expertise décisive permettant de « prendre un parti définitif » sur des règles fixes et incontestables.
Cette vision est cependant faussée. Dans la pratique, les mesures de police des pêches fondées sur les expériences de pêche consacrent le plus souvent les usages déjà existants. Romain Grancher explique : « Toujours inscrit dans une procédure d’enquête déclenchée par des requêtes, le recours à l’expérience apparaît ainsi, à travers ces différents cas, comme l’instrument d’un incessant travail de réalignement des règles juridiques sur les mesures et les pratiques sociales, dont le désajustement perpétuel constitue le moteur dynamique réglementaire à l’œuvre dans le monde de la pêche. »
Les doubles fondations du savoir halieutique.
En fait, nous dit Romain Grancher, « la frontière entre les connaissances tirées de l’expérience ordinaire de la pêche et celles produites au cours des expériences de pêche est loin d’être aussi nette que le laissent parfois entendre ceux qui les conduisent et les commandent. » Les usages locaux sont pris en compte dans l’élaboration des mesures et les savoirs des pêcheurs informent les enquêteurs. « Ils concourent ainsi à la production d’un savoir halieutique fondamentalement hybride, tout à la fois vernaculaire et savant, empirique et expérimental, professionnel et administratif. » De manière plus ou moins visible et explicite en effet, les pêcheurs sont bien les « techniciens » des expériences menées par l’administration pour évaluer les effets de leurs propres pratiques. Ils fournissent ou fabriquent les engins et sont impliqués dans le déroulement des procédures d’expertise. Ils en sont même les principaux acteurs en tant que pilotes des bateaux et manœuvres de l’action de pêche expérimentale. Pas forcément réduits à un rôle de simples exécutants, ils participent même à la conception des protocoles expérimentaux.
Si les enquêteurs s’appuient sur les faits établis de manière expérimentale, ils prennent largement en compte les savoirs des pêcheurs qui restent les principaux producteurs d’une connaissance halieutique acquise avant tout au travail par ce que Madeleine Akrich appelle « la médiation technique ». Leurs connaissances trop livresques leur fait apprécier les expériences comme « une année d’école », selon l’expression de l’officier Foubert, qui reconnaît qu’il a beaucoup appris auprès des « pêcheurs du pays » et notamment de ceux qui « raisonnent leur métier ».
Le dernier exemple que donne Romain Grancher, celui de la visite des bancs d’huîtres de la baie Cancale lui permet d’exposer que la procédure de réglementation ainsi menée présente un double avantage pour l’administration. Dans le Rapport annuel de la pêche des huîtres de la station navale de Granville, (1856), on peut lire : « d’un côté, on enlève à ces communautés tout prétexte à réclamation contre les dispositions adoptées […], et d’un autre côté, on peut retirer de leur expérience des indications intéressantes « pour assurer » leur sage ménagement et leur conservation. »
Une histoire utile
L’article de Romain Grancher montre par de nombreux exemples que l’administration de la Marine française a eu un recours de plus en plus fréquent à l’expérience et à l’expérimentation pour réguler les activités halieutiques du XVIIIème au XIXème siècle. Il met également en évidence l’importance du rôle joué par les communautés de marins-pêcheurs dans la construction des mesures de police pour la conservation de la ressource marine. L’ancienneté de leur savoir les autorise à défendre et à maintenir leurs particularismes technique et juridique, obligeant l’administration centrale à tenir compte des normes et des pratiques locales.
Cependant, note R. Granger, la prise en compte de la complexité des situations locales engendre une prolifération de la réglementation qui à son tour a tendance à alimenter à nouveau les réclamations des communautés locales.
Dans un rapport à l’empereur de 1861, le législateur cherche alors « à libérer la pêche de ses entraves » pour ramener la réglementation à « un petit nombre de dispositions », en gouvernant la pêche « le moins possible », en simplifiant la police et en « reconnaissant le rôle primordial des communautés de métier. » Dans le décret qui s’ensuit le 10 mai 1862, l’auteur, Chasseloup-Laubat amorce l’idée qu’il exprimera ensuite qu’il suffirait « pour satisfaire aux besoins de conservation des différentes espèces de poissons […] de réduire toute la règle à l’établissement de cantonnements dans lesquels la pêche serait interdite pendant quelques mois de l’année, laissant sur tous les autres points une entière liberté aux pêcheurs. »
Cette simplification de 1862 a en réalité renforcé les pouvoirs de l’administration de la Marine. Selon Romain Granger : « A une logique policière de la réglementation à l’infini, cette réforme a substitué une logique administrative du gouvernement par l’arrêté, qui permet de moduler finement dans le temps et dans l’espace l’application d’un petit nombre de règles uniformes. Ce faisant, cette réforme est aussi venue normaliser un mode de gouvernement dérogatoire de la pêche hérité de l’Ancien Régime et reposant, selon les cas, sur un principe d’interdiction, sous réserve d’autorisation ou sur un principe d’autorisation, sous réserve d’interdiction. »
Pour conclure.
Ce texte de Romain Grancher nous montre toute la complexité du gouvernement ou de la gouvernance centralisée des activités de production primaire. Il met également en évidence l’importance et la force du rôle que les communautés locales peuvent jouer dans l’élaboration des règles qui sont destinées à contrôler et à organiser leur activité. On assiste, semble-t-il ici, à un jeu dialectique entre une administration qui cherche à organiser et à contrôler pratiques et savoirs pour maintenir les activités et la ressource et éviter les conflits, et des populations littorales qui opposent leurs savoirs et leur pratique en collaborant à l’élaboration de ces règles.
Derrière la disqualification des pêcheurs et de leur savoir écologique que j’évoquais plus haut par l’État et la connaissance savante se profilent en fait des régulations et des réajustements dans l’élaboration de ces mesures et des points de vue des uns sur les autres.
Il semble bien à la lecture de cet article que le législateur soit finalement contraint de tenir compte des impératifs techniques et économiques auxquels sont soumis les pêcheurs et à leur appréciation empirique des situation environnementales.
Bien des questions et des problèmes actuels posés à la pêche maritime devraient être étudiés à la lumière de cette approche historique éclairante de Romain Grancher.
Denis BIGET. Anthropologue.
Enseignant-chercheur à l’UBO (CRBC ; Centre François Viète d’épistémologie et d’histoire des sciences et techniques) - Brest