Dans le contexte de la préparation de la conférence de Paris sur le climat, de nombreuses fondations et ONG attirent l’attention, avec raison, sur le rôle joué par les océans dans le fonctionnement du climat, mais très souvent leur approche s’appuie sur une financiarisation des services écosystémiques rendus par les Océans. Au-delà de la gestion des ressources, cette approche écosystémique cherche à analyser le rôle et la valeur financière de ces services. Cette vision a bien sûr des conséquences sur l’avenir de la pêche.
Un environnementalisme de marché
Cette proposition du rapport « Fish Carbon » [1] illustre la manière dont l’environnementalisme de marché envisage le financement de la protection de la nature. Dans « Prédation, Nature, le nouvel eldorado de la finance » [2], Sandrine Feydel et Christophe Bonneuil analysent avec rigueur l’émergence de cette approche libérale dans le contexte de libéralisation globale de l’économie et le rôle joué par les divers acteurs pour faire avancer les idées de privatisation et de financiarisation de la nature. Ils montrent le rôle joué par les grandes banques, comme Goldman Sachs, qui furent à l’origine du désastre des subprimes. Cet environnementalisme de marché, qui s’affiche sans complexe comme la solution pour lutter contre le changement climatique avant la conférence de Paris, est également promu et soutenu par les organisations internationales comme la Banque Mondiale et le PNUE. Il a été validé au cours des Sommets de la Terre de Rio 92 à Rio +20 en 2012. C’est à l’occasion de ce dernier sommet que fut mis en place le Partenariat Mondial pour les Océans, un Consensus de Rio sur les Océans, à comparer au consensus de Washington sur la libéralisation de l’économie mondiale. Cette privatisation de la nature s’appuie sur des analyses théoriques, initiées notamment par un économiste de la Deutsche Bank, Pavan Sukhdev. Pour lui, « l’expérience montre que les objectifs environnementaux peuvent être atteints plus efficacement et à moindre coût avec des instruments basés sur le marché que par la seule réglementation » [3]. Ces marchés environnementaux ouvrent des perspectives réjouissantes pour les banques d’affaires qui s’engagent de plus en plus sur ces créneaux. Les marchés du carbone pourraient atteindre 2500 milliards $ en 2020. Il y a aussi de bonnes perspectives pour le marché de compensation pour la biodiversité. Ainsi, en France, le droit de bitumer la plaine de la Crau pour étendre le port de Fos peut se compenser par l’achat d’hectares de coussoul, à restaurer ou à protéger, pour défendre l’habitat de l’outarde ; il en coûte 39 000 € par ha. Sur les continents, comme sur les océans, il faut donc chasser les hommes et interdire les activités pour mieux valoriser des espaces et justifier la vente de crédits carbone ou de compensation : les arbres et les poissons ont plus de valeur que les humains. Pourtant, ces mécanismes de compensation ne garantissent pas une amélioration de l’état de l’environnement, au mieux une stabilisation, car cela donne un droit à émettre ou à détruire à condition de payer. [4]
La nature : non des ressources, mais un capital.
Cette financiarisation des forêts, des mangroves, des océans et des poissons ouvre la voie à une croissance verte ou bleue. Pour l’UICN, « la conservation de la diversité biologique devrait être vue comme une forme de développement économique », par la mise en marché des biens et services de la nature, chasse, écotourisme, conversion de dettes, paiement de services environnementaux divers. Dans ce contexte, le poisson n’est plus perçu d’abord comme une ressource alimentaire mais comme un actif naturel générant des flux financiers et des services environnementaux. Le poisson représente la possibilité de développer de l’écotourisme autour de la plongée, une capacité de stockage et de transfert de carbone qu’on estime pouvoir évaluer financièrement. Le poisson peut donc être protégé pour sa valeur carbone et il faut intégrer le coût de la perte de capacité de stockage dans une éventuelle activité de pêche. Cette perte doit être compensée et financée, ces financements permettent de payer les coûts de la protection. Les ONGE libérales comme le WWF, The Nature Conservancy, Conservation International et les fondations qui les soutiennent, voient là une source intéressante de financement qui les amène à se rapprocher des banques et des entreprises multinationales.
Les ONGE, conseillers en investissements des multinationales.
Les ONGE sont souvent gestionnaires d’aires protégées et d’AMP pour le compte d’Etats du Sud appauvris et affaiblis, comme à Madagascar ou dans le Triangle de Corail. Elles sont donc en situation de monnayer les services environnementaux en vendant par exemple des crédits carbone en compensation. Les grandes banques d’affaires, comme Goldman Sachs ou le Crédit Suisse, n’ont pas tardé à comprendre que ces activités de conservation pouvaient générer de confortables rentes. Certains justifient même la spéculation sur ces actifs, comme EKO Asset Management Partners, pour qui « Spéculer n’est pas nécessairement une mauvaise chose…Parce que des gens espèrent gagner de l’argent en vendant des crédits carbone à l’avenir ». On comprend mieux pourquoi EKO investit dans la protection des zones côtières en Amérique Latine avec l’appui de la fondation Bloomberg et des ONGE Oceana et Rare. The Nature Conservancy est dirigée par Mark Tercek, un ancien dirigeant de la banque Goldman Sachs, il y a créé un fond Naturevest [5], soutenu par la banque JP Morgan Chase, parce que, pour lui, TNC est une banque d’investissement dont le client est la nature elle-même. Maria Damanaki, ancienne commissaire européenne à la pêche, est en charge des programmes Océans de TNC, nul doute qu’elle va intégrer les océans dans les projets de Naturevest ; la Commission européenne est un des lieux où se prépare le terrain pour cette financiarisation de la nature. L’objectif pour Naturevest est de mobiliser 1 milliard $, essentiellement auprès d’investisseurs privés qui attendent un retour sur leur investissement. Le WWF n’est pas en reste et entretient des relations privilégiées avec le Crédit Suisse. Pour eux, l’ampleur des financements en jeu, change la nature du rôle des ONGE qui, de gestionnaires de projets de conservation, deviennent « des conseillers en investissements professionnels qui structurent et placent de tels projets comportant des mécanismes de génération de flux et de cash » [6]. Ceci explique et justifie le renforcement des liens entre les ONGE et les multinationales dont les dirigeants se retrouvent souvent dans les instances dirigeantes de ces ONGE. Ainsi, la présidente du WWF est l’ex-ministre de l’environnement de l’Equateur, elle est également membre du directoire de Coca-Cola et de Holcim. Il n’est pas étonnant qu’elle défende cette « Titrisation de la Nature » qui « implique de conférer aux entreprises l’obligation de gérer et de conserver le capital naturel en échange du droit à tirer profit de la vente des services qui en découlent ». Cette évolution de la conservation n’est pas de la fiction puisque Danone a investi 23 millions $ dans la protection de 6000 ha de mangroves dans les Sundarbans en Inde. L’entreprise dispose ainsi de 6 à 11 milliards de tonnes de crédits carbone par an, qu’elle peut utiliser pour compenser ses propres émissions ou vendre sur le marché du carbone.
Comme les océans représentent 70% de la surface de la planète et jouent un rôle majeur dans le climat, on comprend tout l’intérêt de fondations et ONGE libérales à déclarer le maximum de zones interdites à la pêche, y compris en mobilisant l’attention autour de la conférence de Paris. Le carbone bleu a de l’avenir . Parmi les poissons, il y a de gros requins.
Alain Le Sann. Collectif Pêche & Développement, juillet 2015