Des films primés, du Sénégal au Québec, en passant par l’Inde
En primant le long métrage A letter from Yene, du réalisateur Manthia Diawara, le jury professionnel [1] a mis en valeur un témoignage/manifeste fort où se lient problématiques locales de développement et enjeux mondiaux. Le court-métrage Squid Fleet, de Will Miller et Ed Ou, récompensé par les deux jurys, a fait partager une fascination mêlé d’effroi devant le spectacle d’une exploitation massive des ressources halieutiques dans le mépris total des droits humains et de la biodiversité. Les deux jurys ont accordé une mention spéciale à Haulout
: les réalisateurs russes Evgenia Arbugaeva et de Maxim Arbugaev, ont rendu compte de l’émotion d’un chercheur devant la disparition spectaculaire des morses liée à la fonte de la banquise. Against the Tide, de la réalisatrice indienne Sarvnik Kaur a touché les membres du jury jeune par la force du débat contradictoire entre les deux amis pêcheurs quant au type de pêche à pratiquer : prélever la part nécessaire de nourriture ou chercher le profit maximum. Ils ont tenu à décerner également une mention spéciale à Inertie,
de Nicolas Gayraud, qui montre le désarroi de pêcheurs du Cotentin en France pour qui la menace principale réside dans la marchandisation mondiale des poissons. Ne peut-on pas donner priorité à la défense de la mer comme le suggère Wallis et Futuna, aux frontières de la mer, de Sébastien Thiébot et Claire Marchal ? Les collégiens ont tranché en lui accordant leur prix. Le monde des pêcheurs est inquiet car il est rarement consulté rapporte le réalisateur québécois Jean Guenette dans le film Le Silence des Morues, prix du public.
Malgré la modernisation des équipements et des pratiques, les organisations de pêcheurs sont démunies, car non écoutées des politiques.
Le prix Chandrika Sharma et la pêcheuse de Gaza
Alors que l’insécurité alimentaire revient sur le devant de la scène mondiale avec l’aggravation de la situation pour les populations les plus pauvres, la place des pêcheurs (comme celle des paysans) est mise en cause, vraie contradiction de notre temps ! Le droit de pêcher pour vivre est contesté. Le film Aimer la mer à Gaza, de Sarah Katz et de Samia Ayeb a reçu le prix Chandrika Sharma [2] du Festival, est plus qu’un symbole. En 2014, une jeune femme pêcheuse affronte ses collègues masculins et la marine israélienne pour aller pêcher. Aujourd’hui le port et les bateaux sont détruits, la jeune femme a témoigné par vidéo : une séquence très émouvante. Mais au-delà du cas de la guerre terrible entre Israël et le Hamas, le combat des pêcheurs gazaouis pour nourrir la population révèle un enjeu planétaire : Guerre, pillage, concurrence commerciale, contraintes environnementales excessives, campagnes de dénigrement et de déclassement… sont autant de limites à la mission des pêcheurs qui est de participer à l’autosuffisance alimentaire des populations !
Le réalisateur Nicolas van Ingen a mené une enquête implacable dans Razzia sur l’Atlantique (mention spéciale du prix des collégiens) sur le pillage des ressources sur les côtes d’Afrique. Les groupes agroalimentaires européens ou chinois y accaparent des ressources halieutiques pour produire la farine de poisson afin de développer l’aquaculture industrielle du saumon en Norvège ou en Ecosse, de la dorade en Grèce ou Turquie : les populations pauvres nourrissent les populations riches ! Cette forme de pillage colonial contribue à l’exode des jeunes africains et à la raréfaction des poissons. Or partout sur les mers, les pêcheurs veulent continuer de remplir cette mission de producteur de nourriture comme les paysans.
La sagesse des peuples autochtones
Bien entendu les ressources de la mer ne sont pas infinies, il faut rompre avec les pratiques de flottes puissantes qui mènent une exploitation monstrueuse, à l’image des navires chinois. Cette pratique coupe l’humain de sa relation avec la nature dont il fait partie. Des films canadiens, comme notamment Where the river widens, de Zachary Greenleaf, ont rappelé le lien fusionnel qui existe dans les cultures des peuples premiers, entre l’humain et la mer ! C’était aussi un des thèmes du film Madagascar, entre terre et mer
. N’est-il pas temps pour les sociétés productivistes et sur-consommatrices de reconsidérer le lien avec le vivant des mers ? La présidente du jury jeune, Marion Jhöaner, a lancé cette alerte lors de l’annonce du palmarès : « Faut-il céder à la promesse de l’argent facile ou prendre en charge, de manière individuelle et collective, les questions éthiques – à la fois environnementales et sociales – des pratiques de la pêche ? » [3] .
Des chefs passionnés et des consommateurs
La thématique de cette 16e édition « le pêcheur, la mer et l’assiette » a posé la question de la place des consommateurs. Des chefs passionnés de la cuisine lorientaise, ont invité à déguster des recettes à partir de poissons locaux et souvent « oubliés » [4] ! Des rencontres avec les ateliers cuisines de centre sociaux ont montré combien la valorisation de ces « produits oubliés » permettait aux pêcheurs de vendre toute leur pêche, pas seulement les espèces prétendues nobles par le marché habituel, et à prix abordable pour le consommateur comme pour le pêcheur. C’est aussi le moyen de mieux sauvegarder la biodiversité en diversifiant les poissons. La cheffe de cuisine Nathalie Beauvais [5], membre du jury 2024, a participé à des rencontres autour de son dernier livre dans des librairies, des quartiers.
Un regard historique
Le Festival est aussi l’occasion de rappeler la longue histoire des pêcheurs et des liens entre l’humain et la mer. Les films témoignent de leur apport culturel et scientifique à l’humanité toute entière. La rencontre avec le biologiste Pierre Mollo [6] autour d’extraits de ses réalisations, l’analyse de l’image du pêcheur à travers les documentaires proposés par le réalisateur sociologue Alain Pichon, ont été des moments forts et appréciés [7] .
La lucidité des jeunes pêcheurs en formation
Le Festival n’aurait pas de raison d‘être sans entrevoir le futur de la pêche. Depuis 2023 le Festival a dédié une rencontre exceptionnelle aux jeunes des Lycées maritimes de Bretagne (France). Les quatre établissements [8] sont répondu présents en envoyant des classes ou des groupes d’élèves. Désormais ces "Journées Pêcheurs d’avenir" permettent de recueillir les points de vue et les questions des futurs pêcheurs, des échanges avec des professionnels autour de projections, des découvertes des équipements du port et des entreprises. Les débats ont montré une grande lucidité des jeunes sur les enjeux à prendre en compte, tant sociaux qu’environnementaux.
Des pêcheurs, sentinelles de l’océan
Une nouvelle fois, l’interdépendance des dimensions locale et mondiale a été soulignée par de nombreux films. L’interférence des milieux, terre et mer, comme des territoires est une évidence autant qu’un enjeu vital. La terre et les peuples vivent de la mer, mais celle-ci est menacée par toutes les contraintes et pollutions venus des terriens, c’est ce que révèle la crise du monde des pêcheurs. Alors que de nombreuses brochures touristiques proposent des safaris de baleines, dauphins, phoques et poissons des coraux sous toutes les latitudes dans des zones protégées en excluant les pêcheurs, la « croissance bleue » s’installe là à côté avec ses éoliennes, ou plus au sud avec ses puits de pétrole ou de gaz, ou plus profonds avec ses champs de nodules. Ne restera-t-il pour nourrir les populations du Nord que l’élevage industriel de poissons fondé sur le pillage des ressources des pays du Sud soumis à la loi de la jungle néocoloniale ? Est-ce la fin de la mer nourricière ? Ces constats imposent de s’interroger sur les valeurs qui fondent nos existences, nos sociétés. Des scientifiques comme Alain Biseau [9] ont montré qu’aujourd’hui, grâce à une politique de maitrise des stocks halieutiques, la majorité des espèces en Atlantique nord n’est plus menacée par la surpêche. Julien Mata a montré dans le film Pêcheur 2.0, qu’une espèce menacée comme le thon rouge connait un renouveau, avec des techniques de pêche adaptées et une bonne gestion. Voilà bien le sujet, il est urgent de permettre aux pêcheurs de s’adapter aux effets des changements climatiques pour que pêche et biodiversité puissent cohabiter et fournir une alimentation nécessaire ! Une pêche maitrisée, une coopération entre pêcheurs et scientifiques sont gages d’une biodiversité maritime saine. La disparition des pêcheurs consacrerait la victoire des exploiteurs de la mer, derrière « un rideau de fumée environnementale », comme cela est le cas pour les réserves terrestres en Afrique ou en Amérique. Au contraire il faut permettre aux pêcheurs d’être les gardiens des océans comme le montrent les films Les sentinelles de la Méditerranée : agir pour la biodiversité de F.Vigné et Les Pêcheurs de tellines, sentinelles de la mer de C. Hoyet : une mer vivante est nourricière !
Au regard du nombre de films et de réalisateurs venus du monde entier, la 16e édition du Festival a été, non seulement, une base d’alertes mais aussi un pôle d’échange, de réflexion, de prospection créative pour assurer avec les pêcheurs, le droit de vivre de la mer dans le respect du vivant marin.
Le goût de la mer et du cinéma s’y sont mêlés pour le plus grand bien de la Planète.
Jacques Chérel,
Président du Festival de films Pêcheurs du Monde