Des études de cas en France métropolitaine puis à Mayotte nous ont permis de constater combien les choses sont conflictuelles. Elles nous ont permis de mesurer la différence d’effectivité entre une aire marine appropriée par les acteurs locaux, avec des pêcheurs qui participent à la construction de règles et zonages (par exemple une zone de non-pêche dite « zone ressource » dans le Parc national marin de Port-Cros) qu’ils contribuent à faire respecter, et des aires marines qui s’imposent à des pêcheurs résignés, qui leur tournent le dos. Dès lors, nous avons décidé d’engager une recherche comparative sur 5 continents, en allant toucher du doigt cette réalité dans 13 Aires marines protégées en Grèce, au Liban, en Inde, au Cambodge, en Corée du Sud, en Nouvelle-Zélande, en Polynésie Française, au Chili, en Colombie, au Brésil, au Sénégal et en France. Nous en avons fait des « biographies non autorisées » : personne ne nous y a invité, condition sine qua non pour approcher ce qui fonctionne comme ce qui ne fonctionne pas. C’est le choix d’une recherche sensible : entendre (avec plus de 200 interviews), percevoir (les frustrations, l’indignation, souvent la colère), voir, partout avec nos deux mêmes yeux. C’est ce travail que nous partageons dans un livre intitulé « Aires marines protégées, vaines promesses et vrais enjeux ». Nous proposons ici quelques instantanés de situations vécues par les pêcheurs dans ces aires marines, avant de revenir sur quelques déductions et pistes de réflexion.
Flash sur quelques situations rencontrées
Colombie, Isla de Mucura. Un pêcheur nous montre ses zones de pêches : « vous voyez, comme il est interdit de pêcher ici, là-bas, là-bas encore, je n’ai pas le choix, je pêche où je veux ». Trop d’interdictions tue l’interdiction. Sans moyens suffisant pour aller pêcher plus au large, ces pêcheurs sont condamnés soit à l’illégalité, soit à l’exil. Or, l’exil n’est pas une option envisageable pour ce pêcheur qui nous dit son attachement à ce lieu, le sien : « nous sommes un peuple tranquille, nous sommes pauvres, il n’y a pas beaucoup d’argent… mais nous sommes riches. Nous avons ce qu’il faut ici, on peut s’asseoir tranquillement face à la mer en discutant ». Par ces mots, il nous dit également combien le concept de développement durable, mis en avant par l’AMP, lui est étranger : comme il nous l’expliquera, sa communauté n’aspire pas à l’enrichissement individuel, mais à la préservation d’une richesse qui est toute autre et qui est aussi celle du milieu naturel.
Polynésie française, Moorea. Un pêcheur nous prend à parti : « pourquoi vous faites des AMP là où il y a beaucoup de poissons, pourquoi ne pas les faire là où il y en a peu ? ». Ce faisant, il nous dit son incompréhension face à un modèle si évident pour les écologues qu’il n’est jamais discuté, mais qui ne correspond en rien à la culture polynésienne, où les zones de non-pêche ciblaient à l’inverse des zones dégradées pour que les habitats et la biomasse puissent s’y reconstituer. Nos interlocuteurs soulèveront bien d’autres oppositions de ce type, notamment le fait que « découper » des zones en mer en les isolant des zones terrestres contigües s’oppose frontalement à la culture polynésienne de la continuité terre-mer, et que dans cette culture, la création de zones permanentes de non-pêche est tout simplement inconcevable.
Chili, Rapa Nui. C’est ce que nous dira également un représentant du peuple Rapa Nui (île de Pâques) : « un groupe gère la terre, un groupe gère la mer (…) On ne peut pas diviser terre et mer, c’est une île, c’est ridicule ! ». Il s’oppose également avec force à la façon dont est envisagée la gouvernance de l’AMP, à laquelle sont associés des « usagers » de l’espace et des ressources, notamment « les pêcheurs » : « les pêcheurs, ils pourraient aussi bien être japonais ! (…) « C’est à nous [la communauté locale] de gérer, car c’est notre maison ».
Brésil, Barra Du Una. Nous participons à une réunion de la communauté locale avec la représentante de l’Institut Forestier, gestionnaire d’une mosaïque d’Aires protégées terrestres et marines. Les visages sont tendus, et pour cause. Depuis bientôt 40 ans, ces pêcheurs sont menacés d’expulsion du fait de la création d’une « station écologique », théoriquement sans occupation humaine. Une solution a été trouvée par l’Institut Forestier avec la création d’une réserve de développement durable où ils peuvent poursuivre une pêche dite durable, mais un groupe d’environnementalistes et l’État de Sao Paolo s’y oppose à grand renfort de procédures contentieuses : depuis 40 ans, cette communauté plongée dans l’incertitude s’appauvrit, se marginalise, mais s’accroche à son territoire, coûte que coûte.
Cambodge, archipel de Koh Rong : une aire marine de gestion des pêches a été créée conjointement par le ministère des pêches et une ONG naturaliste (Flora and Fauna International), notamment pour maîtriser une pêche illégale venue d’ailleurs. Les pêcheurs s’impliquent, participent à des brigades de surveillance, s’expriment. Et pourtant… L’État ayant concédé l’île à une entreprise qui veut en faire un luxueux complexe balnéaire, le ministère de l’environnement décide de créer un parc marin notamment pour renforcer l’attractivité touristique, sans concertation avec le ministère des pêches. Le principal village de pêcheur va être déplacé dans une zone sans accès direct à la mer, et une aire marine protégée vide de sens va en tuer une autre… qui fonctionnait.
Inde, Rameswaram. Le chef de la brigade de surveillance du Parc marin nous le dit sans détour. Il est interdit de pêcher et de collecter des algues dans le périmètre du Parc, mais comme les femmes qui vivent de cette collecte sont très pauvres, on ne peut pas le leur interdire. Ceci est donc toléré, en échange de « cadeaux », qui font vivre sa brigade. Cette situation, qui place ces femmes dans des situations incertaines et les exposent à bien des abus, semble connue. Ceci nous est confirmé par un ingénieur de l’Institut des pêches, qui nous décrit l’accord trouvé entre les petits pêcheurs et les chalutiers qui se sont multipliés dans la foulée d’un projet de développement indo-norvégien : 3 jours de pêche pour les uns, 4 jours pour les autres, c’est un accord négocié, sans base légale, mais respecté car co-construit par les parties : les règles construites par les parties dans le dialogue semblent à l’évidence plus solides que toutes les autres.
Quelques déductions
Que retenir de ces quelques instantanés ? Ils permettent d’abord de percevoir la conflictualité, le sentiment de dépossession si souvent exprimé, de marginalisation, la violence de certains rapports entre les peuples qui vivent des ressources de la mer et les acteurs de la conservation de la biodiversité. Ils permettent de souligner l’importance de faire les AMP avec les pêcheurs, plutôt que contre eux, si l’on veut viser une certaine efficacité. Ils illustrent également plusieurs illusions dénoncées dans notre livre. L’illusion statutaire selon laquelle une surface classée serait protégée : le statut est le point de départ d’une aventure collective et d’une politique de conservation, dont il n’assure en rien l’effectivité. L’illusion surfacique, selon laquelle l’effort de conservation serait proportionnel aux surfaces classées.
Attardons-nous sur l’illusion normative, selon laquelle ce sont les règlementations contraignantes (en particulier pour la pêche) qui feraient l’efficacité d’une AMP, discours largement porté en France par des ONG et scientifiques : sur le terrain, on constate que la règlementation n’est rien sans moyens pour les construire, les négocier, les faire respecter avec ceux qu’elles concernent, les pêcheurs en premier lieu. On constate que les règlementations sont parfois totalement dévoyées, comme dans le cas décrit en Inde. On constate enfin que des règles-contrats (les accords sociaux évoqués par le pêcheur Rapa Nui, l’accord entre pêche artisanale et industrielle en Inde) et de conventions tacites sont beaucoup mieux respectées que des réglementations (légales) : les construire ou les faire évoluer suppose d’investir dans une véritable ingénierie de la concertation, qui manque cruellement dans bien des AMP, y compris françaises. Ne s’intéresser qu’aux réglementations (légales) comme le font les scientifiques qui en réclament davantage, c’est passer à côté de mécanismes plus discrets mais souvent plus efficaces, construits dans la coopération et non par la contrainte.
Un constat qui s’impose, c’est que la concertation, en tant que co-construction et à condition qu’elle soit bien conduite, ça marche. Le cas de la zone-ressource évoqué à Port-Cros est exemplaire : c’est le fruit d’un espace de dialogue ouvert, convivial où pêcheurs professionnels, pêcheurs de loisirs, clubs de plongée contribuent ensemble à construire des règles appropriées par tous. Il en va de même au Sénégal, avec un statut qui le permet, celui des aires marines communautaires protégées. A Rapa Nui (île de Pâques), c’est à la suite du rejet radical d’une initiative d’AMP venue d’ailleurs (le Parc marin Motu Motiro Hiva, qui n’existe aujourd’hui que sur le papier) que la communauté locale a co-construit son AMP, qu’elle co-dirige avec les institutions publiques et dans laquelle la pêche est désormais réservée à une « pêche Rapa Nui » (avec les engins utilisés par la communauté locale). C’est cette même communauté dont un représentant nous dit : « le Rapa Nui ne respecte pas la loi : il respecte des accords sociaux ». Ce qui donne tout son sens à cette nécessaire co-construction.
Ces quelques instantanés nous permettent d’approcher un type de conflit bien souvent passé sous silence, mais qui mine certaines AMP et met en échec certaines d’entre elles. C’est le conflit interinstitutionnel, entre des organisations publiques pourtant chargées de défendre le même intérêt général. Ce sont parfois les conflits les plus violents pour la pêche, comme le montrent les cas brésiliens. Ils ont pour effet de plonger des communautés de pêcheurs dans l’incertitude. Ces conflits sont qualifiés par un interlocuteur néozélandais de « conflits polis » car ils sont discrets, cachés, ce qui les rend très difficiles à traiter. Un enjeu majeur pour une AMP est de trouver sa place dans un paysage institutionnel souvent passablement encombré. Un enjeu est également d’obtenir la prise en compte d’objectifs de conservation de la biodiversité dans les autres politiques publiques : mais l’AMP se heurte souvent à des administrations qui défendent leurs prérogatives. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Parc marin du Golfe d’Hauraki, en Nouvelle-Zélande, plutôt que se doter d’une équipe, a préféré exister sous la forme d’un forum où les administrations territoriales ou sectorielles sont invitées à dialoguer pour infléchir leurs politiques en intégrant des objectifs environnementaux. L’idée est belle, mais les conflits de prérogatives entre les membres du forum (en particulier avec le ministère des pêches), rendent sa mise en œuvre délicate.
Pour ce qui est des conflits plus ordinaires, notamment avec les pêcheurs, on observe qu’ils n’opposent pas des défenseurs de l’environnement à des opposants à sa conservation, contrairement à une idée reçue. Le plus souvent, la conservation rassemble, mais c’est la façon de la concevoir qui divise : les pêcheurs disent leur incompréhension du modèle proposé et leur frustration face à la non prise en compte tant de leurs connaissances que de leurs pratiques de ménagement des ressources et des milieux. Ceci nous amène à l’une des idées principales défendues dans notre livre : l’extrême diversité des aires marines protégées masque en réalité un modèle générique international, porté par des scientifiques et des organisations transnationales et nationales, imposé partout malgré la diversité des contextes, cultures, pratiques locales de conservation. Nous nous attachons à déchiffrer les composantes de ce modèle générique, qui portent à la fois sur la façon dont la conservation est pensée et sur les modalités de la prise de décision. Si ce modèle pose peu de problèmes dans certains contextes, il est totalement étranger à certaines sociétés, qui ne le comprennent et ne l’acceptent pas : les propos tenus à Rapa Nui, en Polynésie française, en Colombie, rapportés ci-avant, en offrent des illustrations. Il est notamment fondé sur l’idée d’espaces maritimes interchangeables qui néglige totalement l’attachement indéfectible à leurs espaces de pêche mis en avant tant par les pêcheurs Rapa Nui (« c’est notre maison ») que brésiliens ou colombiens.
Terminons ici par un dernier constat relatif aux mondes de la pêche. La pêche n’est pas, en tant que secteur, l’un des acteurs d’une AMP, bien qu’elle soit parfois représentée par une seule organisation jugée (à tort ou à raison) représentative. Partout, il existe des mondes de la pêche qui ont souvent des intérêts, perceptions, vécus bien différents. Presque partout, on retrouve des oppositions entre des pêches qui se pensent artisanales et des pêches vues comme industrielles. Mais les contours de ces pêches et les frontières entre elles sont très variables. Pour un Indien qui pêche à la ligne juché sur une planche en polystyrène, toute motorisation relève déjà d’une pêche industrielle. Des catégories appliquées indépendamment des contextes locaux n’ont pas de sens. Et l’enjeu est bien la représentation de tous les mondes de la pêche, parfois très loin d’être acquise.
Relever des idées reçues et autres illusions n’aurait pas de sens sans se projeter dans des propositions. Nous avons étudié tant le modèle générique identifié que la façon dont les acteurs locaux tentent parfois de l’adapter, de le tordre ou de le réinventer. En résultent des propositions visant la création d’AMP plus efficaces, car mieux acceptées et appropriées par tous.
Jean-Eudes BEURET (Institut AGRO, Rennes) et Anne CADORET (Aix Marseille Université), mai 2024