2024 : une petite lumière sur la mer

, par  CHEVER, René Pierre

René Pierre Chever, depuis la Cornouaille, nous propose sa frise chronologique sur la pêche en 2024...

Frise chronologique 2024 en pdf : ouvrir et zoomer

avec ses explications ci-dessous.

Vous pouvez vous reporter à celle de 2023 : https://peche-dev.org/spip.php?article507
et à celle de 2012 à 2022 : https://peche-dev.org/spip.php?article454

1. 2024 a été une année où se sont succédées une période d’excitation et une période de normalité, tout au moins de répit, le tout teinté de mélancolie. Quand on est pêcheur il est difficile de voir où l’on va et on se rappelle que c’était plutôt mieux avant. On ressent que le futur sera différent, stressant, difficile à imaginer aujourd’hui. On n’est pas sur un long fleuve tranquille. Le qui-vive est de rigueur. L’anxiété rôde et énerve.

2. Les premiers mois ont été vécus sous tension, d’autant que la majorité des pêcheurs était bloquée à quai pendant quatre semaines. Le champ était libre pour la remise en état des bateaux, mais aussi pour les réunions et la contestation. Malgré les échanges vifs, quelques coups regrettables à Lorient, le dialogue s’est noué, parfois où on ne l’attendait pas. Qui aurait pu imaginer une table ronde réunissant Charles Braine [1], David le Quintrec [2], Didier Gascuel [3] et Caroline Roose [4] à Lorient salle Courbet ? Quelque chose s’est passé. Il semblerait que les dauphins, que l’on compte dorénavant, se sont mieux portés au final. Les pêcheurs devraient montrer également leurs comptes 2024 en toute transparence, juste pour éclaircir le débat de la perte. C’est un sujet qui reste brûlant car le Conseil d’État a confirmé la fermeture du Golfe de Gascogne pour quatre semaines en 2025. Surtout, Sea Shepherd, qui vient de récupérer son leader, Paul Watson, demande, avec insistance, une période de fermeture beaucoup plus longue. Un mois ça va, trois ou quatre mois bonjour les dégâts. C’est vraiment dommage que le véritable intérêt de ce repos biologique involontaire ne soit pas évoqué. Pourtant il devrait mettre tout le monde d’accord. Cette interdiction d’aller en mer correspond à la période de frai de la plupart des espèces du Golfe. Limitée à la période de ponte des principales espèces, elle serait bonne pour la ressource, bonne pour les pêcheurs (les murs des cimetières sont pleins de noms de pêcheurs disparus pendant l’hiver), bonne pour les écologistes non monomaniaques et bonne pour les dauphins. Les pêcheurs ont parfois de bonnes idées, ce n’est pas honteux de les écouter. Quelle ONG environnementaliste a fait mieux que les pêcheurs pour restaurer le stock de la langouste rouge en Europe de l’Ouest ? Certainement pas Bloom.

3. Reste la question du marché. Les mareyeurs ont beaucoup parlé au début d’année 2024 de la diminution programmée des apports. En Cornouaille, le bilan de l’année 2023 n’est pas enthousiasmant. 29 236 tonnes débarquées (-10,6%) pour 108 millions d’euros (-14,79%). Il faut les écouter. Sans eux point de flux commerciaux, point de pêche locale. Même si le Panier de la mer ou Poiscaille se développent, ils n’écouleront pas toute la production. Le mareyage n’a jamais exigé que tout le poisson vienne de leur port, même si c’est plus facile. Depuis l’origine (cf.grève des sardinières en 1924), les entreprises se sont approvisionnées partout dans le monde. Ce n’est pas nouveau et ce n’est pas près de changer lorsqu’on regarde les grosses masses du marché des produits de la mer en Europe. Les ménages européens dépensent 60 milliards d’euros pour les produits de la mer. La consommation totale est de 13 millions de tonnes, notre production totale de 4 millions, les importations totales se montent à 9 millions de tonnes. La réalité éclate comme une grenade à la figure de tous ceux qui regardent la réalité en face. La pêche européenne, française, bretonne, complète l’importation. Plus localement le mareyage est confronté à un double problème : la diminution des apports et parallèlement l’ouverture des criées à un nombre croissants d’acheteurs. Cela risque de fragiliser nombre d’entreprises qui devront se restructurer ou disparaître. La restructuration a déjà commencée. La réunion publique de l’interprofession le jeudi 30 janvier 25 sera, l’occasion d’entendre les mareyeurs à ce sujet.

4. Ces chiffres ne devraient jamais quitter notre esprit. Le constat est sans appel, l’Union Européenne est un pactole pour les pêcheurs et les mareyeurs du reste du monde. Il suffit pour le comprendre de voir l’énergie que mettent les pays en développement pour exporter vers l’Europe et faire rentrer des devises et le sourire des pêcheurs artisans qui peuvent enfin exporter, souvent au détriment de leur concitoyens. Comment leur en vouloir ? C’est à nous de prendre les mesures, que je pourrais qualifier d’halioécologiques en référence à l’agroécologie, pour augmenter la ressource européenne et modestement mais avec ténacité, regagner les parts de marchés perdues. C’est un rêve de souveraineté alimentaire, qui se comprend d’autant mieux dans le contexte de montée des tensions militaires dans lequel l’Europe se trouve, si l’on dispose du personnel politique ad hoc. C’est un élément de la complexité, parmi d’autres, qui permettra aux générations futures de vivre en Europe et à nos enfants de rester sur le bord de l’océan. La condition est d’appuyer les communautés qui se « prennent en main et avancent en étant flexibles » dixit Guillaume Nicolle.

5. Le port de Loctudy apporte une esquisse de solution en terme de résistance, mais est-ce de la résilience ? Examinons ce cas d’école. Les propriétaires de « Moules de Cornouaille », Marie Aurenche et Guillaume Nicolle, ce dernier étant le secrétaire de l’interprofession du port de Loctudy, affirment que la « résistance est certaine et que la résilience est en marche ». Les membres de l’interprofession comptent d’abord sur eux-mêmes, mais sans négliger les contacts au niveau régional et une ouverture sur le plan européen et mondial. Ils ont établi un plan de marche en 20 points et essayent de le mettre en œuvre, même si c’est à contre courant de l’évolution envisagée au niveau des gestionnaires. D’ailleurs, fin 2024 l’interprofession a rajouté un 2Ième point à sa liste : un atelier de valorisation des produits sous utilisés (roussette, aiguillat) et sous produits marins. Certaines espèces sont rejetées à la mer alors que transformée et valorisées elles pourraient diminuer la charge du gasoil (25% pour les bateaux de Hent Ar Bugaled). De fait, le tonnage du port a progressé en 2024 de 5,6% passant de 2200 tonnes à 2400 tonnes, la valeur augmente de 12,28%. Loctudy est pour le moment sorti de la zone rouge dont le seuil avait été fixé à 1600 tonnes par les autorités. Après une discussion approfondie avec Ludovic Le Lay, président de l’interprofession et gestionnaire de l’armement Hent Ar Bugaled, il apparaît que ce collectif veut faire feu de tout bois, reconstituant à l’échelon du port un dynamisme nouveau, surtout de nos jours où le ton est plutôt larmoyant en Bretagne Sud. Cette dynamique rappelle celle des créateurs de chacun des ports bigoudens il y a 70 ans, souvent seuls contre tous, au début. Même si le contexte est différent, mais fort de cette filiation, le président de l’interprofession est prêt à changer de modèle : tout ce qui a un lien direct avec la mer devrait pouvoir s’installer sur la zone portuaire. Cela concerne l’aquaculture, la conchyliculture, le nautisme, le tourisme maritime et le renouvellement de la flotte, etc. Cette année le Pax Vobis est venu renforcer Loctudy et marche très bien depuis six mois. Ludovic est en contact avec de multiples chantiers pour essayer de trouver le meilleur rapport qualité/prix pour un bateau neuf. Le terrain d’action privilégié sera centré sur la Mer Celtique où le gisement de langoustine et le quota existent toujours... Le vieux slogan « Vivre et travailler au pays » ne trouve pas de meilleure illustration qu’à Loctudy en ce moment, à condition de ne pas jouer Fort Alamo. Pour être résilient il faudra que l’économie suivent, que les alliés soient enrôlés et que des compromis soient trouvés. Loctudy rappelle que si la comptabilité et la rationalité budgétaire sont centraux, l’engagement des individus est aussi capital pour le développement territorial.

Le 30 janvier 25, l’interprofession de Loctudy a organisé une réunion publique à laquelle assistait 150 personnes, pour informer sur la vie du port en 2024, des succès, des échecs et des projets pour 2025. L’opinion publique est prise à témoin et donne son avis. Au cours de cette réunion, Marie Le Guen de l’association « Demain Saint-Gué » est brillamment intervenue en soutien à Loctudy et Annie Gouzien d’Audierne a salué la singularité portuaire, moteur du futur.

6. L’autre événement majeur de l’année 2024 est celui de l’énergie. Par chance le gasoil pêche n’est pas la vedette de l’année. Il a plutôt baissé, (mais pour combien de temps ?) et a permis aux chalutiers de tirer leur épingle du jeu. Non, les projecteurs se sont tournés vers une autre énergie. 24 a été l’aboutissement de parcs éoliens en France. Concrètement, celui de la Baie de Saint-Brieuc a été ouvert à la pêche et la saison de coquille a été formidable malgré l’intrus. Un autre va se mettre en place au large de Lorient, mais dans les 12 milles. La part des taxes fiscales redistribuées aux Comités concernés met de l’huile dans les rouages au point que Bloom les conteste. Les comités vont-ils se battre pour avoir leur parc dans le futur ? Dans les 12 milles ou en dehors des 12 milles ? Le comité de développement de Cornouaille réclame son parc, même si pour le moment on ne peut pas le raccorder. Tout d’un coup les paradigmes changent. Il est délicat en tant qu’observateur de s’engager plus avant, mais en terme de souveraineté militaire cette fois, il est certain qu’un missile ferait moins de dégât dans un champ d’éoliennes en mer que dans une centrale nucléaire en bord de mer...

7. A propos de prendre en main les affaires publiques, qu’ont fait les politiques en 2024 ? Localement ils ont été présents. Ils ont multiplié les contacts avec les pêcheurs au niveau des mairies, de la communauté de communes ou du département. Ils ont pris la mesure de la récession du secteur de la pêche et malheureusement de son secteur hauturier. Ils semblent vouloir appuyer et sauver ce qui peut l’être, mais en même temps ils commandent des études « pour qu’il n’y ait pas une friche dans les ports de Cornouaille ». On peut comprendre. Attention cependant à ne pas rediriger les investissement vers des activités saisonnières qui ne font vivre que lorsque le soleil brille, c’est à dire quelques semaines par an et pas toujours l’été. L’hinterland du Pays Bigouden, par exemple, n’est pas New York, ni même Lorient, c’est seulement 50 000 personnes et la moitié de résidences secondaires. Sans les ports de pêche professionnelle c’est mort ! Ce que répète le président de l’interprofession loctudiste. Les élus vont devoir être des alchimistes hors pair dans les années qui viennent. Si on lève les yeux au niveau régional on ne peut reprocher les 50 mesures prises par la région Bretagne, surtout on doit lui être reconnaissant de maintenir les quatre lycées maritimes en service car c’est là, comme toujours, que se forgeront les métiers du futur proche et lointain, métiers qu’on ne connaît même pas encore. Sur le plan national, les plus anciens se souviennent certainement de la quatrième République, par un retour radical vers le futur, nous y sommes. Durant l’année écoulée, nous avons eu deux ministères avec Berville, un autre avec Loher, un dernier avec Agnès Pannier-Runacher nommée ministre de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche le 23 décembre 2024. Combien de temps va-t-il durer ? Difficile à dire et surtout difficile d’avoir une continuité dans l’action. Au niveau européen ce n’est guère mieux. La nouvelle commission pêche a pour vice-présidente Sophie Yon-Courtin et pour membres français Emma Fourreau, Isabelle Le Callenec, Mélissa Camara et Eric Sargiacomo, qu’il serait grand temps d’inviter en Cornouaille. Au niveau mondial le WFFP a brillamment tenu son assemblée générale en novembre au Brésil. A quand l’assemblée générale du WFF, notre forum mondial ?

8. Pêche & Développement n’a pas manqué de persévérance en organisant pour la 24ème fois la journée mondiale des pêcheurs avec Margaret Nakato, secrétaire générale du World Fishworkers Forum (WFF). C’était le 21 novembre à Lorient devant 150 personnes. Son intervention a porté sur le Forum mondial des pêcheurs, la réunion de l’ONU à Nice sur les océans en juin prochain et les directives volontaires pour la pêche artisanale proposées au niveau mondial. Tous les orateurs se sont évertués à développer l’idée qu’une approche globale de la biodiversité passe par l’inclusion des activités de la pêche artisanale et de tous ses acteurs, y compris les femmes représentant dans le monde plus de 60% des personnes contribuant au secteur, personnes par essence proches de la nature. En organisant cette journée à l’Université de Bretagne Sud, Pêche & Développement continue à promouvoir l’éducation populaire et tient parfaitement son rôle de passeur d’idées pour une transition économique, sociale et écologique maritime juste.

René-Pierre Chever
Membre de Pêche & Développement

[1Charles Braine : marin pêcheur et militant écologiste activiste.

[2David Le Quintrec : Sorte de porte-parole de la profession, le marin-pêcheur de 48 ans vient de cocréer une association pour contester le Comité National des Pêches Maritimes, qui ne défendrait pas suffisamment les intérêts des pêcheurs artisans. Certains craignent la collusion avec le RN.

[3Didier Gascuel : « Mes recherches actuelles concernent la modélisation du fonctionnement trophique des écosystèmes marins et le développement de l’approche Ecosystèmiques des pêches. Je suis notamment impliqué dans des programmes d’évaluation des impacts de la pêche et du changement climatique sur les ressources exploitées et sur le fonctionnement des réseaux trophiques, dans les eaux Européennes et à l’échelle globale. Depuis une dizaine d’année je travaille au développement du modèle Ecosystémique EcoTroph, basé sur une représentation hyper-simplifiée des Ecosystèmes sous forme de spectres et de flux trophiques ».

[4Caroline Roose : Au Parlement européen, Caroline Roose a été membre du groupe des Verts/ALE et a siégé au sein de la commission du Développement régional et de la commission de la Pêche comme titulaire, et au sein de la commission du Développement comme suppléante.

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