Pourquoi le Costa Rica ?

Dans un livre récent, Fabrice Nicolino, dénonce le rôle des multinationales dans les grandes négociations sur le climat. Il y évoque un personnage-clé qui a présidé la Convention Cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, Christiana Figueres. Cette femme est issue de l’oligarchie du Costa Rica. « Elle siège dans beaucoup de conseils d’administrations d’ONG et de fondations… Elle n’a cessé de promouvoir les solutions de marché et a travaillé au sein d’une société de courtage spécialisée dans la compensation carbone ». Est-ce donc un hasard si on retrouve le Costa Rica comme co-pilote de la conférence de Nice sur l’océan en juin 2025 ? Il s’agit bien de promouvoir les crédits carbone et biodiversité au nom de la protection des océans. M. Macron avait d’ailleurs signé une déclaration commune avec Charles III, lors de sa visite en France, pour promouvoir cette solution pour les forêts et les océans. « Le Costa Rica fut l’un des premiers pays au monde à développer un marché de compensation volontaire en vendant des crédits carbone à des entreprises et aux gouvernements norvégien et américain »(Edouard Morena, Fin du Monde et petits fours, Les Liens qui Libèrent, 2023). A Nice on va défendre le réensauvagement de la mer ( une forme de la Wilderness) après le réensauvagement de la terre. On constituera ainsi d’immenses réserves de crédits carbone et biodiversité aux multinationales, banques et grandes ONG avec l’aide de cabinets comme McKinsey.
La France promeut une approche marchande de la protection des océans
Associée au Costa Rica, la France n’est pas en reste pour promouvoir ces approches de marché tout en soutenant les propositions des grosses ONG. Celles-ci ne sont pas toutes favorables aux solutions de marché mais par leurs campagnes de dénonciation de la pêche comme principale destructrice des océans, elles contribuent à créer un climat favorable à la réduction drastique de la pêche par des mesures d’interdictions diverses. Elles font ainsi passer au second plan ce qui apparaît aujourd’hui comme une priorité pour nombre de scientifiques, de pêcheurs et d’ostréiculteurs, la lutte contre la dégradation du plancton et de la qualité des eaux. C’est moins porteur et plus compliqué parce que cela met en cause les activités terrestres.
Le gouvernement français soutient les ONG dans leur mobilisation pour la conférence de Nice. La coordination de leur mobilisation a été confiée à Varda Group, une structure animée par un vieux routier des ONG, Rémi Parmentier. Pendant ce temps rien n’est prévu pour une représentation forte de ceux qui se revendiquent comme les peuples de l’océan, les pêcheurs artisans qui vivent de l’océan. On a déjà vu cette exclusion des pêcheurs lors du « One Ocean Summit » organisé à Brest.
Les ONG : un rôle stratégique
Cette valorisation des ONG comme porteuses de solutions pour la pêche est la mise en application d’une idée avancée par un scientifique, Didier Gascuel, dans son manifeste pour la pêchécologie [1]. Il y prend position contre les propositions d’Elinor Ostrom sur la gestion des communs, considérant que « la gestion ne saurait être confiée aux seuls acteurs qui en tirent leur revenu ». « La vision d’acteurs externes aptes à faire prévaloir une vision de long terme est incontournable ». Ainsi les ONG « ont un rôle stratégique à jouer » car « elles sont de facto les seules structures dont la raison d’être est de porter les intérêts des générations futures ». Il va donc bien au-delà de la reconnaissance d’un rôle d’alerte des ONG pour leur donner un pouvoir sur l’avenir des pêcheurs, au mépris de leurs savoirs, de leurs droit et de leur identité. Ce processus de prise de pouvoir des ONG a été bien analysé par de nombreux géographes comme Catherine Aubertin ou Marie Christine Cormier Salem [2] « Les créations d’aires protégées, en changeant les régimes de propriétés et d’accès à la mer et ses ressources, en dépossédant les pêcheurs artisans de leurs terroirs et territoires de pêche, comptent parmi les principaux mécanismes d’enclosure des communaux maritimes. »
Quelle légitimité pour les ONG ?
Confier tant de pouvoirs aux ONG pose vraiment question. S’il s’agit de reconnaître le rôle d’alerte et l’importance des associations démocratiques issues des sociétés locales, il n’y a pas de problème, leur rôle dans les débats doit être reconnu. C’est d’ailleurs le cas dans les parcs marins comme le parc marin d’Iroise. Mais quand il s’agit d’ONG qui n’ont pas de statut associatif mais plutôt celui de fondations, on rentre plus dans le cadre de lobbies parfois créés de toutes pièces par leurs financeurs à coup de millions de dollars et qui ont un fonctionnement d’entreprises [3]. Cette réalité est depuis longtemps dénoncée par des personnes qui ont travaillé au sein de ces ONG. Pour un juriste spécialiste du droit transnational comme Gilles Lhuilier, il faut d’ailleurs réguler les activités des grandes ONG [4] qui sont souvent des trusts. Un géographe, Maxime Brischoux [5] pose clairement la question de leur légitimité démocratique : « Qui dirige les ONG ? Qui les finance ? À qui rendent-elles des comptes ? Le défaut fondamental des ONG est en effet qu’elles ne reposent pas sur un mécanisme explicite de délégation de compétences ». On peut en effet s’interroger lorsqu’on connaît la stratégie d’une des grandes fondations, Pew, l’un des grands financeurs des ONG européennes et de leurs coalitions qui a élaboré en 1993 un document stratégique étonnant : « Pour de considérables sommes d’argent, l’opinion publique peut être modelée, les pouvoirs mobilisés, les recherches menées sur les enjeux et les décideurs publics verrouillés, tout cela dans un arrangement symphonique...Le but est d’obtenir des décisions politiques et pour cela les fondations jouent intégralement leur rôle dans la planification et la mise en œuvre des campagnes sur les enjeux, parce qu’elles sont par leurs financements, le point nodal de la coopération entre les ONG ». [Mark Dowie. American Foundations, The MIT Press,, 2001, 320 p.[]] Plus de 30 ans ont passé et on voit à quel point cette stratégie fonctionne. Une juriste comme Nathalie Ros a dénoncé leur rôle dans la promotion d’un colonialisme bleu : "De par leur philosophie conservationniste, leur mode de financement, comme du fait de leur gouvernance corporatisée qui n’est pas représentative mais cooptative, ces ONG sont le fer de lance du colonialisme bleu. https://peche-dev.org/spip.php?article394
Les AMP : un colonialisme bleu
Jean Eudes Beuret et Hélène Cadoret, dans leur étude magistrale sur 13 AMP réparties dans le monde entier, ont frappé fort en montrant que dans la majorité des cas, les pouvoirs, les savoirs et l’identité des pêcheurs et de leurs communautés ont été niés, ce qui a nui à l’efficacité des AMP. « Les communautés locales, si elles sont invitées à participer au sein des AMP, sont restées totalement à l’écart de cette construction du modèle, alors qu’il détermine de quoi sera fait leur avenir… le colonialisme vert implique certes le Nord et le Sud, mais aussi des mécanismes qui mettent en jeu, au sein d’un pays, des classes dominantes et dirigeantes d’une part, des peuples autochtones et des communautés locales d’autre part, dont les savoirs et aspirations ( et parfois les droits) sont niés. Les premiers imposent un système colonial moderne fondé sur trois dimensions : la colonialité du pouvoir ( qu’ils détiennent à une échelle supérieure et captent dans un territoire qui n’était pas le leur) ; la colonialité du savoir fondée sur des savoirs scientifiques hégémoniques et la négation des savoirs et modalités locales de la conservation ; la colonialité de l’être (fondée sur la négation de l’identité de l’autre)". [6]
700 milliards de dollars par an pour sauver l’océan et la biodiversité ?

On ne peut que partager l’analyse de Beuret et Cadoret quand on voit la propagande redoutable des milieux bancaires internationaux pour avancer leurs pions et donc leurs dollars. André Standing, un fin analyste des politiques internationales sur les océans a en effet levé le voile sur le rôle des grandes banques d’affaires américaines dans la promotion des AMP et des réserves à terre. Il s’étonne en effet de la demande pressante de ces banques de consacrer 700 à 900 milliards de dollars par an à la protection de la biodiversité, comme si c’était d’abord une affaire d’argent. [7] A quoi peuvent bien servir ces milliards ? Il s’agit essentiellement de financer l’achat de crédits carbone et biodiversité qui seraient générés par la politique d’exclusion des pêcheurs et l’objectif 30X30 qui sera au coeur des propositions de la conférence de Nice. Il se fonde pour cela sur l’analyse du rapport « Financing Nature » et le pedigree de ses auteurs :« Le Paulson Institute a été créé par Henry Paulson, ancien secrétaire au Trésor des États-Unis et, auparavant, banquier de haut niveau chez Goldman Sachs ; l’organisation The Nature Conservancy qui est la plus grande organisation de protection de la nature au monde et qui, à l’époque où Financing Nature a été publié, était dirigée par un ancien banquier de haut niveau, également de Goldman Sachs ; et le Cornell Atkinson Centre for Sustainability, un think tank américain créé par David Atkinson, ancien vice-président de la banque JP Morgan. » Cette politique est déjà mise en œuvre comme on l’a vu aux Seychelles et dans bien d’autres pays.
La révolte des pêcheurs artisans
Les organisations de pêcheurs artisans du Sud ne sont pas dupes. Cela fait longtemps qu’elles dénoncent cet accaparement et l’enclosure des mers qui les condamnent à la misère. Elles se sont exprimées avec force en marge de la 2ème conférence des Nations Unies sur l’océan, à Lisbonne en juin 2022. [8] Bien sûr elles n’ont pas été entendues, et ce sera sans doute encore le cas à Nice :
« L’introduction d’"infrastructures résistantes au climat" pour des "économies maritimes durables", aliénant les intérêts des peuples de l’océan, sur l’océan et ses ressources, n’est rien d’autre qu’une "colonisation climatique". Dans ce contexte, où sommes-nous censés aller, nous, les peuples de l’océan ? C’est notre patrie. Où sont nos droits ? Il s’agit d’un processus d’apartheid bleu, de dépossession constante de nos communautés de leurs droits coutumiers, perpétré par le biais de la "l’enclosure bleue".
Nos 5 principes fondamentaux

En réponse à la Conférence des Nations Unies sur les Océans, la Conférence des Peuples de l’Océan tient donc à affirmer et déclarer les 5 R suivants constituent nos principes fondamentaux.
Pour l’inclusion effective des peuples de l’océan dans notre revendication des droits historiques, traditionnels et coutumiers sur l’océan et ses ressources, afin de protéger l’océan et nous-mêmes en tant que gardiens de l’océan :
– Nous Rejetons les fausses solutions climatiques menées par les entreprises et les propositions de méga économie bleue de l’ONU, de ses nations membres et des multinationales, qui ne sont pas parties prenantes des océans et ne devraient pas être les principaux décideurs. Nous rappelons au monde que ce sont ces mêmes entreprises et leur avidité capitaliste et coloniale qui ont plongé la Terre dans son état désastreux actuel ;
– Nous demandons la Reconnaissance du Peuple de l’Océan par les Etats-nations et les organisations internationales. Nous sommes ici pour nous faire reconnaître, affirmer notre présence et formuler nos droits coutumiers historiques et traditionnels sur les océans. Nous réaffirmons également nos droits de pêche ;
– Nous demandons la Restitution, par laquelle les peuples de l’océan, unis, se réapproprient la gouvernance coutumière de l’océan, en exigeant la redistribution des ressources marines. Nous exigeons la restitution de la gouvernance des océans aux communautés maritimes.
– Résistant aux paradigmes bleus, nous demandons aux gouvernements de revoir et de changer la gouvernance mondiale des océans, qui " épuise l’océan et engloutit les peuples de l’océan ". Nous exigeons un moratoire immédiat sur toutes les politiques et tous les projets de l’économie bleue qui effacent nos identités, conduisent à l’extermination des peuples des océans et contribuent ainsi à l’impérialisme bleu.
– Nous demandons une Ré-invention de notre avenir au sein de l’océan, par laquelle l’océan et ses ressources nous sont non seulement rendus de manière responsable, mais aussi conservés pour nos générations futures.
Nous déclarons que cela est urgent, nécessaire et possible !
Notre océan. Nos droits. Notre avenir. »
Qui entendra ce cri de révolte ?
Alain Le Sann
février 2025