Sur les modèles de recrutement :
L’auteur parle d’un « modèle hypothétique » à propos du modèle dit de stock-recrutement de Beverton et Holt. Le terme hypothétique me parait inutilement péjoratif : un modèle est toujours une simplification du réel, basée certes sur des hypothèses, mais on ne peut pas qualifier un modèle d’hypothétique.
Pouvoir estimer ("prédire") le recrutement futur (l’arrivée des petits poissons issus de la reproduction dans le stock) est indispensable pour effectuer les simulations de l’impact sur le stock à venir de diverses mesures de gestion et donc pour fonder les recommandations pour les gestionnaires. Ce recrutement n’est -évidemment- pas proportionnel à la taille du stock reproducteur, même s’il faut une quantité minimale de reproducteurs (ce que les scientifiques appellent la biomasse limite) pour assurer un minimum de renouvellement. En effet il existe en écologie marine un mécanisme dit de densité-dépendance (qui n’existe pas vraiment en écologie terrestre) qui permet lorsque les reproducteurs et donc les ‘œufs’ sont en faible nombre d’assurer à ces derniers un meilleur taux de survie ; à l’inverse une trop grande quantité d’œufs verra, le plus souvent, une très forte mortalité qui n’entrainera qu’un nombre limité de juvéniles. Les différents modèles de stock-recrutement (Beverton et Holt, Ricker) prennent en compte ces phénomènes de densité-dépendance.
Pour être complet sur la question du recrutement, pour les projections à court terme (celles sur lesquelles se fondent les recommandations pour l’année à venir), c’est une moyenne des recrutements récents qui est utilisé. Et de plus en plus ces estimations sont assorties d’une marge d’incertitude.
Sur le rendement maximal durable
D’abord, est-il besoin de rappeler que le CIEM (Conseil international pour l’exploration de la mer) ne fait pas de politique et qu’il émet des avis/recommandations sur la base des objectifs de gestion qui eux ont été adoptés par une décision politique.
Sur la critique de l’auteur du « modèle RMD », je crois que, là, il y a (ou peut y avoir) confusion. Le modèle dont il semble être question, qui utilise explicitement une relation stock-recrutement (comme celle de BH), est un modèle ‘simple’ dénommé ‘modèle global’. Il sert à déterminer effectivement le RMD. Ce modèle ‘simple’ n’est utilisé que pour les stocks pauvres en données (seuls les paramètres biologiques, les captures et un indice d’abondance suffisent comme données), et je ne suis pas certain qu’il ait été utilisé pour évaluer le stock de cabillaud islandais, ou si oui, c’était il y a de nombreuses années.
N’ayant pas sous les yeux la critique du RMD formulée par Holt, rapportée par l’auteur, il m’est difficile de la commenter. La vraie critique, qui s’applique à tous les modèles, c’est qu’en simplifiant la réalité, il est possible que les aléas environnementaux (notamment) viennent infirmer les hypothèses utilisées, conduisant à des résultats différents selon les circonstances. C’est effectivement la faiblesse d’un modèle, mais d’une part les scientifiques s’efforcent de faire les meilleurs diagnostics avec les données dont ils disposent, et d’autre part complexifier les modèles, pour limiter le recours à de trop nombreuses hypothèses, nécessite une très forte augmentation des données que les moyens actuels ne permettent pas de collecter.
L’absence de référence à la critique attribuée à Holt est problématique car le RMD est depuis de nombreuses années l’objectif de gestion internationalement reconnu et adopté. C’est notamment l’objectif de base de la politique commune des pêches de l’UE. Certains plaident pour des captures (légèrement ?) inférieures à celles du RMD afin de mieux prendre en compte les interactions entre espèces (dans une approche écosystémique). Pour autant, cette gestion au RMD n’a pas conduit à l’effondrement des stocks annoncé.
Sur les sondages au chalut :
La critique sur les « sondages au chalut » est une critique universelle, pas seulement islandaise. Combien de fois ai-je entendu : "Vous pêchez avec un vieux chalut qui ne pêche pas, dans des endroits où l’on sait qu’il n’y a rien à pêcher…". Certes l’engin utilisé dans les campagnes scientifiques est beaucoup moins efficace que celui des pêcheurs professionnels, car ce qui nous importe n’est pas de pêcher beaucoup mais bien de pouvoir comparer d’une année sur l’autre les captures pour estimer l’évolution de l’indice d’abondance d’une espèce [rares sont les espèces pour lesquelles les campagnes scientifiques permettent une évaluation directe de l’abondance totale ; ce sont des espèces sédentaires vivant dans des zones circonscrites : coquilles Saint-Jacques, langoustine.
Il est également indispensable, lors de ces campagnes, de couvrir l’intégralité de la zone dans laquelle est susceptible de se trouver (habitat favorable), y compris là où l’abondance est faible, voire nulle, ce qui permet d’informer sur une éventuelle expansion de l’espèce. Les résultats de ces campagnes scientifiques sont assortis d’une incertitude qui diminue avec l’augmentation du taux d’échantillonnage (mais le nombre de coups de chalut effectués résulte d’un compromis entre précision et coût).
L’auteur de l’article semble donner une très grande importance à ces indices d’abondance issus des campagnes scientifiques. C’était peut-être vrai dans le passé, avec des modèles "simples" mais, pour la plupart des évaluations faites aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Les modèles globaux ont été remplacés par des modèles plus sophistiqués (de plus en plus) demandant, en contrepartie beaucoup plus de données (notamment les structures en taille ou en âge des captures) et pas seulement des indices d’abondance issus de campagnes scientifiques.
En ce qui concerne les critiques émises par Guðmundur Guðmundsson, statisticien reconnu, il serait nécessaire, pour les commenter, de pouvoir en disposer dans sa forme originelle car s’il n’est pas question de prétendre que les évaluations de stock sont parfaites (et précises), les qualifier d’ « absurdes », ce que fait l’auteur, est trop facile.
Sur la vérité scientifique :
L’auteur utilise l’expression « vérité scientifique ultime » alors qu’aucun scientifique ne se risquerait à prétendre détenir la vérité. La remise en cause des modèles et des données utilisées fait partie – contrairement à ce qu’indique l’auteur- du processus scientifique normal (ce sont les "benchmarks" du CIEM par exemple). De la même façon les évaluations et les recommandations qui en résultent ne sont pas le fait d’un scientifique isolé, mais font l’objet de discussions collectives et d’une validation par un comité d’avis.
De plus, parler de politique immuable, d’une seule méthode, c’est méconnaitre la réalité : comme dit plus haut, les modèles évoluent sans cesse. Il y a également, en plus de cette sophistication des modèles "traditionnels", la mise en œuvre de nouvelles méthodologies, et notamment l’approche génétique (MKR) déjà utilisée pour quelques évaluations (de raies notamment) par le CIEM, mais aussi l’approche prometteuse de l’ADN environnemental.
Je n’ai jamais participé à des « discussions critiques et des débats » en Islande, mais pour avoir présenté, expliqué, les évaluations des stocks réalisées au CIEM devant les représentants des pêcheurs au sein du Comité national des Pêches, pendant de très nombreuses années, je crois pouvoir dire que les scientifiques ont, dans la plupart des cas, essayé de répondre aux remarques/critiques émanant des pêcheurs. J’ose affirmer que cette confrontation des points de vue est indispensable, que l’on apprend les uns des autres, et que nous ne sommes pas enfermés dans notre tour d’ivoire (critique largement exprimée -sans doute avec quelques raisons- il y a plusieurs décennies).
Sur le cabillaud islandais proprement dit :
L’historique que fait l’auteur de l’évaluation et de la gestion du cabillaud islandais ne prête pas à commentaire, le graphique ci-dessous montre bien les fluctuations des captures.

Il convient de le compléter en intégrant les données récentes et en regardant, non seulement les captures, mais les indicateurs issus du modèle d’évaluation (pression de pêche, recrutement, taille du stock) ; ci-dessous un extrait de l’avis du CIEM 2024 :

Tout ce que rapporte l’auteur est exact, mais cela ne « contredit pas les théories », seulement les hypothèses qui supposent, dans les projections, toutes choses égales par ailleurs et notamment un environnement constant, des relations entre espèces qui restent au niveau de celles observées dans le passé proche, etc… ce qui, malheureusement, est rarement le cas dans la réalité.
L’auteur aurait pu citer l’exemple de la morue de Terre-Neuve qui, à cet égard, est très emblématique. Lorsque le diagnostic de surexploitation a été porté (sans doute tardivement) au début des années 80, les simulations effectuées, toutes choses étant égales par ailleurs, montraient qu’en arrêtant la pêche le stock de morue allait se reconstituer rapidement. Il n’en a rien été, et malgré le moratoire décidé en 1982, le stock ne s’est pas vraiment reconstitué aujourd’hui. L’effondrement du stock de morue a en effet eu des conséquences -non prévues- sur les relations trophiques au sein de l’écosystème de la région. La morue mange des harengs, l’abondance des morues diminuant, celle du hareng augmente ; or le hareng mange des œufs et des larves de morue. Dans le même temps, l’arrêt de la chasse au phoque a provoqué une véritable explosion du nombre de ces animaux qui sont grands consommateurs de morues. Ainsi, les morues qui pouvaient échapper à la prédation des phoques et arrivaient à se reproduire voyaient leurs œufs et les larves qui en découlaient mangés par les harengs, mettant à mal les phénomènes de compensation décrits plus haut. Je ne sais pas si les scientifiques canadiens de l’époque étaient « perplexes et confus » mais cela a changé les choses : de plus en plus, les modèles essaient de prendre en compte l’ensemble de l’écosystème… mais c’est compliqué ! cela demande beaucoup de données (notamment les relations prédateurs-proies qui nécessitent la collecte de très nombreux estomacs de poissons (voire de mammifères marins !) et l’identification des proies.
La critique sur la valeur de la mortalité naturelle est parfaitement justifiée… mais elle n’a de réelle importance que si d’une année sur l’autre (et notamment pour les prévisions) il y a de fortes variations. Il faut noter que, de plus en plus, grâce aux études mentionnées dans le commentaire précédent, pour de nombreuses populations, on dispose maintenant d’estimations de la mortalité naturelle qui varient selon les âges et qui sont revues périodiquement.
L’auteur ne semble pas se réjouir de l’ « augmentation significative des captures de gros cabillaud » ; or c’est bien le résultat d’une bonne gestion des pêches, en plus (comme le montre clairement le graphique du CIEM) de l’augmentation de la biomasse (stock size) en réponse à la diminution de la pression de pêche, et permettant des captures récentes relativement stables, certes inférieures à celles des années 60-80, qui, étant trop importantes, ont conduit à un effondrement du stock,
Sur la règle de capture :
Je ne sais pas exactement ce que l’auteur appelle « règle de capture ». Le plan de gestion, aujourd’hui, du cabillaud islandais (et d’autres stocks de la région) est simple. Elle ne s’appuie pas sur des prévisions mais bien sur une adaptation du quota précédent en fonction de l’évolution de la biomasse et d’un objectif de pression de pêche (HRmgt) de 0.20. Cette règle a été adoptée avec l’objectif principal d’assurer une certaine stabilité (ce qui est avéré) des captures tout en garantissant de rester dans les limites d’une exploitation "durable". Il est possible, et même probable, que certaines années ce quota (qui est en fait un TAC) soit inférieur à ce qu’il aurait pu être si on avait procédé à une projection ‘traditionnelle’ des possibilités de captures. Cette sous-estimation une année donnée n’est pas perdue puisque, compte tenu de la longévité de l’espèce, ce qui n’est pas capturé une année peut l’être l’année suivante.
J’ajoute que, pour la quasi-totalité des entreprises de pêche, une certaine stabilité des captures sur le moyen terme est une demande répétée… d’où la volonté de mettre en place des TACs pluriannuels (dont les modalités restent à préciser) ; mais le modèle islandais, s’il ne s’agit pas d’une totale stabilité ni d’une prévision à court terme, montre qu’il est possible de limiter les variations inter-annuelles des TACs et quotas.
Sur les incertitudes des prévisions :
L’auteur cite un rapport qui date de 1994 et constate que la réalisation – a posteriori- des prévisions est assortie de grands écarts. Or, en 30 ans les conditions environnementales ne sont pas restées inchangées ; il ne faut donc pas comparer les chiffres de l’époque avec les estimations actuelles (l’avis du CIEM dit que, en suivant le plan de gestion, les captures pour cette année ne doivent pas dépasser 213 000 tonnes, ce qui conduirait à une biomasse exploitable de 1.06 million de tonnes).
Le rapport cité met en garde sur la réduction de la productivité des stocks de capelan et de crevette, ce qui est prévisible compte tenu de ce que nous avons dit plus haut sur les relations prédateurs-proies (que si le nombre de prédateurs (ici le cabillaud) augmente, alors les proies diminuent (ici capelan et crevette)). Il faut souligner le fait que si le rapport cité fait état de ces impacts sur ces deux espèces de proies, c’est bien qu’un modèle qui intègre les relations prédateurs-proies pour quantifier ces interactions a été utilisé. Pour autant, faire des prévisions à moyen terme sur l’évolution du capelan, qui est un petit pélagique (comme l’anchois), à durée de vie (très) courte et dont la dynamique est très sensible à l’environnement ce qui peut conduire à de très fortes variations inter-annuelles du recrutement, est une gageure.
Je ne connais pas l’évaluation du stock de crevette islandais, mais il est possible que le modèle ne prenant pas en compte toutes les interactions entre espèces conduisent à une surestimation de la population, et donc à des quotas qui ne peuvent être consommés faute de ressource.
Sur la défiance vis-à-vis des scientifiques :
L’auteur conclut qu’ « en douze années d’activité dans le secteur de la pêche, il n’a jamais rencontré de patrons ou de pêcheurs qui fassent confiance aux conseils de l’Institut en matière de pêche ». J’ai fait quasi le même constat il y a quarante ans. Aujourd’hui, à force d’explications (sur comment les données sont collectées, comment les évaluations sont réalisées…) cette défiance générale a disparu. S’il y a encore des incompréhensions (notamment sur la différence de ce que constatent "en direct" les pêcheurs et les diagnostics des scientifiques qui s’appuient au mieux sur une série de données qui s’arrête à l’année précédente), il y a même des cas où les professionnels considèrent les diagnostics des scientifiques trop optimistes.
Je ne me vois pas en « habit de majesté » (ni non plus « tout nu » !), juste comme un scientifique avec ses doutes, mais dont les avis s’appuient sur les meilleurs diagnostics possibles, toujours désireux d’amélioration, et -surtout- soucieux de transmettre et d’écouter.
Alain Biseau
Biologiste des pêches retraité, anciennement en charge de la coordination des expertises halieutiques à l’Ifremer, pendant de très nombreuses années, et toujours membre du comité d’avis du CIEM.
Membre de l’Académie de marine.