L’évolution de la biodiversité marine en fonction de l’augmentation des températures. dans l’ Atlantique Nord, la biodiversité augmente mais la biomasse diminue avec la nanification du plancton et des espèces marines du fait du réchauffement

, par  BEAUGRAND, Grégory

Ce débat a été enregistré le vendredi 23 mai 2025 à Lorient lors de la soirée "Planète Plancton : l’impact de l’homme" après de documentaire de Jean-Yves Collet (2009).

Dans le cadre du dérèglement climatique, on a vraiment une phase d’amplification. Dans le film on dit que la température a augmenté de 1°, là on est à 2°, c’est à dire, lorsque je regarde la température sur la période 1960-1989, autour des Îles Britanniques et que je regarde en 1924, j’ai plus de 2° dans la Manche et la Mer du Nord. Un peu plus vers le nord de la mer du Nord, j’ai entre 1,5 et 2°. Quand je regarde à l’échelle de l’ océan Atlantique Nord, j’ai une température augmentée aux alentours de 1,5 °. 2024 est vraiment une année atypique sur l’ensemble de l’Atlantique Nord. Donc on assiste actuellement à des réponses très importantes du plancton mais aussi du poisson. Il y a des changements majeurs, en particulier en ce moment au niveau de Plymouth, on a un problème avec l’arrivée de pieuvres, elles rentrent dans les casiers à crabes. Vous avez connu cela aussi en Bretagne ; elles mangent les crabes et homards et repartent. Dans les années 50, on a eu de grandes quantités de thons rouges en Manche et on a commencé à voir apparaître de nouveau les thons rouges, à la fin des années 1990, après une forte augmentation des températures.

Quand on regarde l’augmentation des températures entre 1960 et actuellement, ce n’est pas une augmentation graduelle, c’est assez discontinu avec 3 augmentations majeures, fin des années 80, fin des années 1990, 2014-2015 et deux années atypiques 2023-2024. Ces années-là, la température a augmenté plus vite que d’habitude. Alors pourquoi, elle augmente plus vite, çà semble lié aux événements El Nino. Si on prend l’évolution des températures globales en 97-98, au moment d’El Nino, forte augmentation des températures globales en 2014-2015, lié à El Nino, forte augmentation des températures globales en 2014-2025 suite à El Nino. Autrefois on avait un phénomène El Nino dans le Pacifique, la température mondiale augmentait, mais elle redescendait avec la Nina, maintenant, elle ne redescend plus, c’est à dire qu’après les années 97-98, 2014-2015, on n’a pas eu de redescente. Il est probable aussi qu’après 2024-2025, on n’ait pas de redescente des températures globales.

Q :…
R : J’ai la chance de conserver le même domaine de recherche. En 1998, j’ai commencé sur la variabilité hydraulique et météorologique dans l’océan Atlantique Nord, en lien avec la biodiversité du plancton. J’ai poursuivi toute ma carrière sur ces aspects-là mais le changement climatique je l’étudie aussi sur le très long terme, 540 millions d’années à nos jours. Je fais de la modélisation pour reconstituer la biodiversité, les changements passés, pour mieux comprendre l’évolution dans le contexte du dérèglement climatique. Je suis toujours observationniste, c’est à dire que je vais faire des prélèvements de plancton actuellement toute les semaines. J’identifie le plancton, mais je suis aussi un modélisateur. Ce qui m’intéresse en ce moment, c’est la reconstitution de la biodiversité du point de vue global.

Comment je fais ? Il faut savoir que dans l’océan, on a à peu près inventorié 270 000 espèces (aux alentours de 300000). On estime qu’on a 2 millions d’espèces marines. Ça signifie qu’on a donné un nom aux espèces, seulement 10 %. 90 % des espèces marines sont inconnues.. Sur les 10 % qu’on connaît, on connaît très peu de choses sur leur biologie. Pour reconstituer la biodiversité globale de tous les océans, je fais des espèces fictives comme dans un jeu vidéo, des espèces qui n’existent pas, virtuelles, et je leur donne une certaine biologie, et en fonction de cette biologie, celles-ci vont répondre aux contraintes environnementales. Donc les espèces, elles sont des millions au départ de la simulation, progressivement, elles se mettent à envahir certaines parties de l’océan jusqu’à s’assembler en communautés, un écosystème.

Je reconstitue cette biodiversité, actuellement mais aussi dans le passé. La première chose à faire quand on fait de la modélisation c’est de s’assurer que le modèle donne des choses qui sont assez conformes à ce qu’on observe dans l’environnement. Heureusement on a pas mal d’observations pour tester les modèles. J’ai testé le dernier modèle sur les requins, sur les poissons osseux, sur le phytoplancton, le zooplancton et on a des liens assez forts entre le modèle et les observations, ce qui est déjà important. Je reconstitue maintenant la biodiversité passée grâce à des données de températures qui sont celles des paléoclimatologues. Il faut que je m’assure que dans les temps anciens j’arrive à reconstituer assez fidèlement cette biodiversité. Pour çà on a les foraminifères. J’ai fait la reconstitution de la biodiversité, il y a 20000 ans, lors du dernier maximum glaciaire et on a de très bonnes relations.

J’en ai fait une également pour le pliocène moyen, il y a trois millions d’années, on a d’excellentes relations. C’est la raison pour laquelle on a essayé d’investiguer la réponse de la biodiversité à une augmentation uniforme de la température de 2°. Imaginez, on a une carte de la biodiversité mondiale dans les océans et on essaie d’en produire une autre si la température augmente de façon uniforme de plus de 2°. Qu’est-ce que l’on constate. On a une diminution de la biodiversité dans les régions chaudes, entre 40° N et 40 ° S. Dans les régions où il fait plus chaud, la biodiversité diminue de 10 %. Par contre comment change la biodiversité dans les régions de plus hautes latitudes ? La biodiversité augmente. Ne confondez pas çà avec l’érosion majeure de la biodiversité qu’on observe actuellement. On perd des espèces à un rythme 1000 fois supérieur au taux naturel d’extinction. C’est ce qui est en train de se produire avec le dérèglement climatique ; la biodiversité se réorganise. On a des systèmes composés d‘éléments qui vont interagir et ces éléments sont en train de se modifier, soit quantitativement soit qualitativement et avec ces modifications, c’est tout le système d’interactions qui se modifie. Donc on a un changement de structure, un changement de fonctionnement et un changement des services écosystémiques de régulation et d’approvisionnement. La régulation çà peut être la régulation du carbone, l’approvisionnement, c’est la pêche. En fait on a des modifications majeures et l’augmentation de la biodiversité attendue par notre modèle est confirmée par les observations : augmentation de la biodiversité du phytoplancton, du zooplancton et des poissons. Ce qui ne veut pas dire que le système va mieux fonctionner, c’est un indicateur de changement du système. Actuellement, qu’est-ce qui est en train de se produire ? On a plus d’espèces, mais on a moins d’individus et moins de biomasse par espèce. On va capturer plus d’espèces différentes, mais en plus petit nombre et de plus petite taille. C’est vraiment ce qui est en train de se produire et cette augmentation des températures est si importante et on n’est qu’au début des phénomènes d’amplification qu’on va avoir dans les prochaines années, une disparition d’espèces très rapide. Celles-ci peuvent réapparaitre 5 ans plus tard, mais on va voir aussi apparaître dans le même temps de nouvelles espèces. Au départ, elles font un bloom, elles vont disparaître, vont revenir faisant des blooms, etc… et donc on va avoir un environnement imprévisible et le problème du dérèglement climatique, c’est l’augmentation de l’imprévisibilité. Or quand on exploite un écosystème, que ce soit l’agriculture, la pêche, l’aquaculture, on fait un pari sur l’avenir, un pari sur la stabilité environnementale pour avoir un certain nombre d’espèces. Donc avec le dérèglement climatique, c’est ça le problème, on va avoir beaucoup d’instabilité. Dans un tel contexte, comment exploiter les écosystèmes ? Voilà le problème du dérèglement climatique. Et on n’est vraiment qu’au début. On parle de plus en plus de catastrophes naturelles, d’évènements exceptionnels, de perturbations de l’agriculture, du cycle hydrologique, diminution de la couverture neigeuse, les glaciers alpins qui disparaissent, la banquise arctique qui diminue très fortement et on voit très bien ces changements déjà maintenant, mais ce n’est que le début. On n‘est pas arrivé au point d’inflexion, loin de là.

Q : Ne connaissant que 10 % de la biodiversité, comment pouvez-vous savoir ce qu’il en est réellement de l’évolution de la biodiversité ?

R : Je vois l’augmentation de la biodiversité dans le modèle, mais c’est un modèle, une représentation simplifiée de la réalité. Il faut se méfier des modèles. On a à notre disposition beaucoup de données, en particulier sur le plancton. Le Continuum Plancton Recorder à échantillonné tous les mois depuis 1948, dans l’Océan Atlantique Nord, le phytoplancton et le zooplancton. Quand je dis phytoplancton, ce n’est pas une espèce, il s’agit de 450 espèces qu’on peut analyser. On a une cinquantaine d’espèces de diatomées, une centaine d’espèces de copépodes et encore beaucoup d’autres espèces. Ces espèces-là on les connaît bien en surface et basé là-dessus qu’est-ce que l’on constate ? On a une augmentation de la biodiversité du phytoplancton, du zooplancton et on constate également une augmentation du nombre de poissons. On a un modèle global , ce modèle ne veut pas dire grand-chose s’il n’est pas confronté à la réalité, mais on a aussi des observations. Le phytoplancton et le zooplancton, j’ai fait des études là-dessus, j’ai vu une augmentation de la biodiversité. D’autres collègues ont fait des études similaires et ont aussi montré une augmentation de la biodiversité et là je peux vous citer au moins trois papiers scientifiques qui montrent une augmentation de la biodiversité des poissons. Seul, on n’est pas grand-chose mais on a maintenant un faisceau d’éléments concordants qui montrent cette augmentation de la biodiversité. Finalement, d’un point de vue théorique, çà se tient très bien puisqu’on sait qu’on a beaucoup plus d’espèces au niveau des régions de basses latitudes qu’au niveau des régions de hautes latitudes et on pense savoir pourquoi : parce que la température est un facteur essentiel. La température augmente, la biodiversité augmente et c’est pas forcément une bonne nouvelle pour l’écosystème. Cela traduit simplement un changement de structure, de fonctionnement de l’écosystème et çà a des conséquences sur la pêche et le cycle du carbone. Il y a énormément d’incertitudes évidemment. Les incertitudes ont lieu également dans les régions tropicales, elles sont très peu échantillonnées. Les régions extra-tropicales, du Golfe de Gascogne à l’Arctique, sont assez bien échantillonnées. Lorsqu’on va dans les ceintures tropicales, on a beaucoup moins d’échantillonnages, beaucoup moins de données, plus d’incertitudes.

Q : Il y a un paradoxe, il y a plus de biodiversité mais la biomasse est amoindrie.

R : Oui, avant, moi, je viens de Boulogne, quand j’avais 7-8 ans, il y avait des quantités considérables de poissons, quelques espèces de poissons, mais en quantité considérable. On avait des tas de morues lorsqu’on allait le long du port de Boulogne sur mer, par contre , on n’avait pas de rougets barbets, beaucoup moins d’encornets. On avait un petit peu de dorades, mais beaucoup moins qu’actuellement et là, lorsque je viens me promener sur le port de Boulogne, il y a plus de biodiversité d’espèces mais en quantité très réduites. On a des déplacements vers les pôles, mais localement, les pêcheurs ne prennent pas les isothermes ; ils sont basés dans un port et ils vont exploiter les ressources des alentours et donc ils subissent ces effets-là. Et dans un tel contexte d’incertitudes, le problème c’est comment investir ? Investir quoi ? On achète quoi ? On fait le pari sur quoi ? Et ça c’est un vrai problème. On prévoyait par exemple une augmentation des décapodes (crabes et homard) et une diminution des crabes et homards sur la deuxième moitié du siècle. On anticipait l’augmentation des soles, mais très vite la sole diminuait de nouveau. On avait fait tout un ensemble de prédictions. Pour la morue en mer du Nord, d’ici la fin du siècle, il en restera uniquement dans le nord de la Mer du Nord. Ces prédictions sont dans l’ensemble assez bien réalisées, à l’exception de la coquille Saint jacques. C’est un gros point d’interrogation.

Q : La coquille St Jacques est une espèce sentinelle…

R : Oui, toutes les espèces sont des sentinelles. Globalement on arrive à bien prévoir ce qui va se produire. Ce qu’on n’arrive pas à faire, c’est le tempo. Il ne faut pas nous demander quel va être le tempo de ces changements. On est capables de voir les grandes tendances mais malheureusement, comment ça va se passer exactement, ça c’est vraiment impossible. Ça dépend des interactions entre cette augmentation globale des températures et la variabilité climatique naturelle. Quand ça dépasse un certain seuil, çà peut avoir des conséquences importantes. Les conséquences peuvent être directes via l’environnement, mais aussi indirectes via les interactions biotiques. Par ex, une espèce victime d’un stress hyperthermique a un système immunitaire qui s’affaiblit et donc çà la rend plus fragile, susceptible d’être fortement impactée par des pathogènes. Parfois on dit la maladie, c’est la faute de tel pathogène, mais c’est aussi parce qu’on a une modulation climatique des interactions biologiques ; que ce soit avec un parasite, que ce soit avec un pathogène, on a des interactions, des compositions, des prédations. Il y aune modulation de ces interactions biotiques par le climat et ça, c’est très difficile à anticiper.

La température est un paramètre universel qui joue sur tout, le cycle cellulaire, la reproduction, la croissance, la survie, la nutrition. La température c’est un paramètre essentiel d’autant plus important qu’on oublie que les espèces qui nous environnent sont des espèces exothermes, c’est à dire que ce sont des espèces qui ont la température de leur environnement. Il n’y a que deux espèces sur terre qui soient endothermes : les mammifères et les oiseaux. Il y a un processus de thermogenèse, avec ces deux groupes, on a des espèces qui n’ont pas la température de leur environnement. Il y a des mécanismes pour assurer la stabilité thermique. Par contre les poissons, 99,9 % des autres espèces sont des espèces exothermes. Elles sont à la température de leur environnement. Le problème c’est que le métabolisme est fonction de la température. C’est une loi biologique : si la température augmente, le métabolisme augmente. Dans le cas de la morue, son métabolisme a augmenté puisque la température augmente mais ses proies principales ont diminué.

Q : C’est la même chose pour le saumon qui disparaît des eaux bretonnes et remonte vers le nord.

R : Oui, tout à fait. J’ai eu la chance de travailler sur le saumon. L’étude que j’ai faite sur la morue, au départ, je l’ai faite sur le saumon. On a exactement le même phénomène.

Q : (un pêcheur ) Qu’en est-il de la disparition du Gulf Stream ?

R : En fait c’est une hypothèse, ce que vous appelez le Gulf Stream , nous on l’appelle la circulation méridienne de retournement atlantique ( AMOC) puisque le Gulf Stream s’arrête au niveau de terre Neuve et ensuite, c’est le courant Nord Atlantique. Pour arrêter le Gulf Stream, il faut arrêter la rotation terrestre. On ne peut pas stopper le Gulf Stream. Par contre le Gulf Stream pourrait changer de trajectoire comme il l’a fait dans le passeé durant certains événements. On a peur que ça arrive également. Il y a énormément de débats là-dessus. Tous les 6 mois depuis 5 à 10 ans, il y a des articles contradictoires. Il y en a qui pensent que le Gulf Stream est en train de diminuer et d’autres ne voient aucun changement. Donc il y a une grosse incertitude car ça pourrait avoir un effet important sur les températures autour des Îles Britanniques, donc aussi au niveau de la France mais surtout au niveau de la Norvège. Le changement de trajectoire du Gulf Stream aurait des conséquences sur le nord de l’Angleterre et la Scandinavie. Plus on va vers le sud, moins cela aura de conséquences mais çà pourrait faire en sorte que ça se réchauffe moins le long des côtes européennes. Il n’y aura pas de refroidissement. Je ne sais pas si certains ont vu « Le jour d’après » : arrêt du Gulf Stream et du coup retour à une période glaciaire, Ce n’est pas la théorie envisagée par le GIEC actuellement. L’hypothèse, c’est plutôt une diminution dans l’intensité du réchauffement, ça se réchauffe moins vite. C’est bien de m’avoir posé cette question car il y a quand même un gros point d’interrogation. Tout dépend de l’importance du phénomène. Tout dépend aussi de la fonte de l’Arctique, parce que c’est la fonte de l’Arctique qui va être l’élément le plus important. Si ça fond très vite, la perturbation d’eau douce sera importante. Il n’y a pas que les phénomènes de densité qui sont à l’œuvre. Il y a aussi un phénomène atmosphérique. C’est des flux d’ouest, c’est pour cela qu’on l’appelle l’AMOC, parce qu’il y a deux phénomènes : un phénomène de densité qui peut être altérée par un apport massif d’eaux douces ; mais il y a toujours ce flux d’ouest. Donc on va avoir un déplacement des masses d’eaux et le flux d’ouest va remonter vers le nord. On aura donc un déplacement vers le Nord ouest. Malgré tout actuellement, on ne voit pas grand-chose. On n’est pas à l’unisson au sein de la communauté scientifique sur ce phénomène.

Q : Dans votre travail, est-ce que vous avez une analyse de l’évolution génétique du phytoplancton et des copépodes et éventuellement des phénomènes épigénétiques qui peuvent modifier considérablement l’apparition d’autres espèces ?

R : Le phénomène d’adaptation, l’influence environnementale sur le génome. Si votre question : est-ce qu’il va pouvoir y avoir une adaptation ? L’adaptation quand elle s’imprime dans le gènes, pour le phytoplancton c’est autre chose, par exemple pour les poissons, c’est de l’ordre de centaines de milliers d’années à un million d’années. Pour le phytoplancton, zooplancton, c’est aussi très long. En fait, dans quelques cas, on a vu des adaptations comme chez le moustique, c’est une espèce qui s’adapte assez rapidement et aussi la drosophile.

Q : Sur le plan humain on sait que les modifications alimentaires mais aussi l’environnement climatique ont entraîné des modifications considérables par exemple dans le microbiote intestinal qui est un des révélateurs des phénomènes immunitaires de défense, d’adaptation, etc. Est-ce qu’on n’a pas des phénomènes un peu analogues qui sont à court ou moyen terme plutôt que d’attendre que les espèce se modifient ?

R : Malheureusement, ces phénomènes ont lieu et ils font partie de la variabilité qu’on observe. Par exemple, pour faire le résumé de la biologie d’une espèce, on va regarder la niche écologique, c’est à dire sa courbe de réponse par rapport à la température. Quand on regarde cette courbe de réponse, on va inclure dans l’analyse des populations du sud et des populations du nord. On prend en considération des phénomènes de polyphénisme. Il y a une plasticité au niveau de la physiologie et çà intègre effectivement la niche écologique des espèces, mais cette plasticité à des limites. On ne peut pas penser qu’on va avoir une plasticité d’adaptation. Ce n’est pas possible. Je vais vous dire pourquoi. Si la morue pouvait s’adapter au réchauffement des températures en mer du Nord, pourquoi ne l’a-t-elle pas déjà fait ? Pourquoi elle n’est pas plus au sud ? Pourquoi on ne trouve pas de morue dans un récif corallien ? Parce que la morue est une espèce subarctique et qu’il y a des limites à ce qu’elle peut faire en terme de plasticité. Le copépode… est une espèce froide. Pour passer l’hiver, il a une grosse réserve de lipidité. Ce copépode-là, si on le trouve plus au sud, on va plutôt trouver un copépode qui lui n’en a quasiment pas. En fait, il est remplacé par une autre espèce. Quand un organisme est adapté au froid, il n’est pas adapté au chaud. Il peut y avoir de la plasticité. Je vais vous donner un exemple de plasticité qui est assez intéressant, qu’on appelle la cytomorphose. Cette plasticité ne sauvera pas les espèces. Les espèces on les trouvera là où elles ont été conçues pour fonctionner. Un exemple maintenant de plasticité, c’est ce qu’on appelle le phénomène de réduction de taille avec la chaleur.

Lorsque vous élevez dans un aquarium un organisme à forte température, celui-ci va atteindre la maturité sexuelle à plus petite taille. Lorsque vous l’élevez dans un aquarium à basse température, il met plus de temps pour devenir adulte et atteindre une plus grosse taille. C’est ce qu’on appelle la loi température-taille. C’est une loi fondamentale en biologie, et qu’est-ce qui se passe dans le contexte du dérèglement climatique ? On observe un nanisme adaptatif. Qu’est-ce que c’est ? Les organismes deviennent de plus en plus petits. Avec une augmentation des températures à l’état adulte, un organisme sera plus petit . C’est l’expression du génome face à l’environnement, c’est un exemple. Il y en a beaucoup d’autres.

Q : …
R : L’avenir dépend d’une chose, il dépend de nos émissions de gaz à effets de serre dans l’atmosphère. Il faut absolument diminuer nos émissions. C’est crucial, parce que sinon on va dans un mur. Actuellement pour 2400, vous allez dire c’est très loin, on pourrait avoir une augmentation entre 8 et 10° par rapport au scénario que nous avons actuellement. J’aimerais vous dire ce que c’est 8 à 10° en terme de température globale. Ça c’est aussi mentionné dans le rapport du GIEC. Il y a 22000 ans, on était en plein maximum glaciaire. On avait un niveau de la mer 125 mètres plus bas qu’actuellement. De Wimereux, j’aurais pu aller en Angleterre à pied. On avait de grandes étendues de glaces continentales, au niveau de l’Angleterre, l’Eurasie. Ici on aurait pu trouver des névés ou taches de neige, un petit peu de terre l’été. L’hiver, il y a 22000 ans, c’était tout blanc. Il n’y avait pas d’arbres. On est passé du dernier maximum glaciaire à l’Holocène, c’est à dire la période interglaciaire dans laquelle nous vivons actuellement, il a fallu 5000 ans de réchauffement et vous savez de combien la température globale a augmenté ? Entre 3 et 5 °. C’est ce que nous aurons peut-être d’ici un siècle. Il y a un changement radical dans le paysage. Qu’est-ce qui va se passer ? On va modifier radicalement le paysage terrestre en un siècle ou 2. Voilà, on le sait, c’est basé sur les connaissances très précises que nous avons. On peut en douter, mais avec les connaissances que nous avons, entre maintenant et il y a 22 000 ans, le paysage planétaire a complètement changé.

Quand j’ai commencé à travailler pour le GIEC, il y 20 ans, on devait lutter contre les climato-sceptiques. Le climato-scepticisme a quasiment disparu. Actuellement on doit faire face à une autre ère, l’ère du technico-solutionnisme, c’est à dire on va pouvoir, par la technique, sauver le monde. Je pense que c’est de ça dont il s’agit. C’est très grave. On a actuellement un forçage radio-actif de 3 watts par m², on a une planète qui fait à peu près 50 millions de km². Si on veut arrêter tout çà, il faut diminuer le forçage radio-actif. Donc, actuellement ce qu’on entend, c’est : on va injecter des aérosols dans la stratosphère. Au sommet de la troposphère, vous avez les cumulo-nimbus, des nuages d’orage. L’idée, c’est de faire ce que fait un volcan. En 1981, le Pinatubo est rentré en éruption. Il a injecté dans la stratosphère 15 millions de tonnes de dioxyde de soufre. Qu’est-ce qui s’est passé ? En quelques semaines, ce dioxyde de souffre s’est homogénéisé sur l’ensemble de la planète. On avait une couche d’aérosols partout, tout autour de la planète. Ça a réduit la température globale de 0,3°. Certains préconisent d’émettre des particules d’aérosols dans la stratosphère. Les quantités seraient colossales et elles restent 2 à 3 ans. Une autre possibilité serait de réinjecter du CO2 dans les couches géologiques perméables, mais çà nécessite plus d’énergie. On pourrait injecter du fer dans les océans à l’endroit où le fer manque pour stimuler la production primaire. On aurait de la photosynthèse, du C02 atmosphérique qui serait transformé en carbone organique et après, çà sédimente sur le fond des océans, çà augmente la pompe de carbone, et il faut des quantités considérables de fer. Je ne vois pas de moyens pour inverser la tendance. Ce que je préconise, c’est de diminuer rapidement les émissions de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Actuellement, les choses sont simples. Si vous allez voir à Mona Loa, le laboratoire hawaïen qui mesure le CO2 dans l’atmosphère depuis 1958, c’est la série la plus longue d’observation directe du CO2, du protoxyde d’azote et des hexafluorures de sodium, si vous allez sur le site, vous avez 426 ppm de CO2. Pour avoir 426 ppm , il faut revenir au pliocène moyen, pourquoi ? Parce la position des océans était la même. Il y a 3,3 millions d’années, les continents avaient une position similaire à celle d’aujourd’hui. Les températures globales étaient 2 à 3 ° plus chaudes et les températures extra-tropicales étaient de 10 à 15 ° plus chaudes. Il y a des incertitudes, le niveau de la mer était 15 à 25 cm plus élevé qu’actuellement. Il y a des études qui disent 15, des études qui disent 25. L’incertitude elle est là, mais on a quand même des certitudes. Entre le dernier maximum glaciaire, on avait un taux de CO2 de 170 ppm, interglaciaire, 270, là on passe à 426 et si je mets le taux de CO2 qui pourrait être attendu d’ici la fin du siècle ; on passe à 600. C’est çà la réalité. A moins de trouver quelque chose pour stopper les émissions de CO2, mais actuellement ce n’est pas ce qu’on voit.. J’aimerais être optimiste, mais ce qu’on voit, c’est une augmentation du CO2 , du protoxyde d’azote, du méthane.

Q : Il ne faut pas oublier les cycles solaires plus puissants que tout çà, que l’impact de l’homme. Et puis le CO2 est favorable au développement végétal et à la photosynthèse et donc à réduire l’augmentation du CO2.

R : Oui, d’accord, çà c’est vrai, la photosynthèse est stimulée par le CO2, mais si elle était tellement stimulée par le CO2, on n’aurait pas cette augmentation de CO2. Actuellement, on a 426 ppm ; effectivement les plantes sont stimulées par ces 426 ppm. Si vous regardez le graphique à Mona Loa, vous avez çà, ce petit creux, c’est la photosynthèse. Elle diminue le taux de CO2 pendant quelque temps, mais en fait ensuite, ça monte, ça monte. Le CO2 stimule la photosynthèse, mais çà n’empêche rien.
Actuellement on a un taux de croissance de 2 à 3 ppm de CO2 par an. Il y a aussi autre chose, le pergélisol. Le pergélisol, c’est le sol gelé en permanence – on l’appelle permafrost- et c’est 22 % des terres émergées de hémisphère nord. Qu’est-ce qu’il y a dans le permafrost ? Du carbone organique qui se dégrade très peu parce que le sol est gelé. Le permafrost fond, le carbone organique se dégrade. S’il se dégrade, qu’est-ce qu’il rejette ? Du CO2 et il rejette aussi autre chose, du méthane, 20 fois plus puissant que le CO2. Le méthane va s’oxyder très vite pour du CO2. Je suis désolé, cette stimulation du CO2, elle n’a aucune implication à une échelle globale malheureusement.

Q : La vapeur d’eau a aussi une grande responsabilité dans l’effet de serre et donc le transfert de l’énergie vers le nucléaire ne sera pas une solution non plus. Tout activité nécessite de l’énergie et va produire de la vapeur d’eau.

R : Vous avez tout à fait raison. Le principal gaz à effet de serre, c’est la vapeur d’eau. Cette vapeur d’eau, elle augmente aussi et elle crée une rétroaction positive, c’est à dire un effet d’emballement. Une atmosphère qui est plus chaude conserve plus de vapeur d’eau. La vapeur d’eau effectivement crée un effet de serre. Ce qui se passe, c’est qu’on a ces gaz à effet de serre, ces gaz provoquent un réchauffement. Ce réchauffement provoque plus de vapeur d’eau et elle crée un effet de serre très fort , un phénomène de rétroaction positive. C’est évalué par les climatologues de
l’ordre de 20 %, en terme de rétroaction positive. Plus de CO2, donne plus de chaleur dans l’atmosphère, qui permet plus de vapeur d’eau. C’est pour cela qu’on a des phénomènes pluvieux plus intenses. Plus on a de vapeur d’eau plus on a de l’eau précipitable.

Q : Sur l’impact du nucléaire…

R : Je pense que le nucléaire est une énergie de transition. Le nucléaire, c’est bien tant qu’il n’y a pas d’accident. On va rentrer dans un monde un peu incertain. Les centrales nucléaires, il faut faire attention, il faut refroidir les réacteurs. Il faut que ces réacteurs soient à côté d’un fleuve. Il faut s’assurer que le fleuve a un débit suffisant pour refroidir les réacteurs. Si cette centrale est proche de la côte, il faut s’assurer qu’il n’y ait pas de phénomène de submersion. On a frôlé la catastrophe au niveau de la centrale nucléaire de Blaye, il y a quelques années. La centrale nucléaire de Gravelines, qui est à plusieurs mètres en dessous du niveau de la mer elle est quand même bien protégée.

Le nucléaire, c’est une énergie de transition, vous allez me dire, on a trouvé la solution. Si la solution était simple, çà se saurait. C’est çà le problème, moi je ne la connais pas. Je dois dire que je dois céder la place à des géo-ingénieurs. La balle maintenant est dans leur camp. Ce que je vois, c’est qu’il faut changer nos modes de vie, ça ne veut pas dire revenir à l’âge de pierre, non. Ça veut dire consommer mieux mais moins.. Qu’est-ce que je vois comme solution, il y a quand même le renouvelable, c’est une des solutions. Il n’y a pas une solution unique. C’est un ensemble de choses, si on ne le fait pas, on va vraiment provoquer un déséquilibre majeur qui va nous impacter très fortement. On le voit dans les données.

Q : Je reviens à la question de la pêche. Dans le cadre de ce qui se dessine aujourd’hui d’évolution de plus en plus chaotique du milieu marin, est-ce que le modèle de gestion qu’on a eu jusqu’à présent peut fonctionner ? Est-ce qu’il y a d’autres possibilités ?

R : Il y a d’autres possibilités. C’est vrai qu’on a mis en place un modèle dans les années 60-70-80. Ça dépend des stocks, on gère stock par stock sur la base d’un environnement constant et on va déterminer la taille du stock ; si le stock est bon, ce qui va déterminer la taille du stock, c’est l’exploitation. Ça c’était le paradigme d’autrefois. Maintenant je pense qu’il faut revoir ce paradigme pour deux raisons. La première, c’est qu’on sait maintenant qu’il existe des fluctuations climatiques. Par exemple, l’oscillation nord-Atlantique peut avoir des phases positives, négatives. L’oscillation multidécennale peut avoir des périodicités de 60 ans, avec de petits cycles de température. On sait qu’il existe des cycles de température et on sait que notre environnement, maintenant, il change et en plus on sait qu’on a une augmentation des températures. Donc, ce paradigme d’un environnement constant, il faut le changer. Il faut maintenant dans la gestion des stocks, considérer l’effet conjoint de l’exploitation et des changements environnementaux. Récemment on a créé un modèle, il s’appelle climfish, qui permet de quantifier l’effet de l’environnement et l’effet de l’exploitation. On a appliqué ce modèle en mer du Nord. En fait, qu’est-ce qu’on a trouvé ? On a trouvé que dans les années 60-70, à peu près 70 % des changements étaient attribuables à la pêche et 30 % des changements attribuables à l’environnement. 80, on commence à voir le poids de l’effet environnemental augmenter et maintenant, le stock est déterminé à 60 % par l’environnement et 40 % par l’exploitation. Je parle du stock de morue en mer du Nord. On sait que d’ici la fin du siècle, tous les stocks, la Mer du Nord, Manche sud, mer du Nord, auront disparu. C’est ce que les modèles nous disent. Alors on pourrait se dire, peu importe finalement : « pêchons jusqu’à la dernière morue » . Mais non, parce que si on prend en considération dans les quotas l’effet environnemental, ce qu’on a montré aussi c’est qu’on peut augmenter les captures cumulées, jusqu’à la fin du siècle, de 30 % On fait un ajustement par rapport à la taille du stock, on fait un ajustement en fonction de l’environnement, on va diminuer les quotas ou les augmenter en fonction des deux paramètres et grâce à çà on peur augmenter de 30 % les captures cumulées sur une période d’un siècle, en mer du Nord.

Maintenant, si on met en place des quotas, on peut retarder la disparition du stock d’à peu près 25 ans, si on prend en considération l’environnement et la pêche. Ce modèle, je pense qu’on peut l’utiliser pour tout type d’espèces exploitées, pour lesquelles on dispose de données pour estimer l’effort de pêche.
Ce modèle peut être utilisé pour un grand nombre de stocks exploités, que ce soient des vertébrés ou des invertébrés.

Q : Qu’est-ce qu’il faut penser de cette chose artificielle qu’on appelle l’intelligence ?

R : C’est autre chose, il y a du bon et du mauvais en fait. L’IA nous permet maintenant d’analyser très correctement les données, mais il y a différents types d’intelligence artificielle et tout dépend de la façon dont on l’utilise.
L’homme a acquis tellement de connaissances, mais comment il utilise ces connaissances ? On va avoir de plus en plus de sachants, mais qu’à l’école, on apprenne aussi la sagesse et peut-être une petit peu plus de philosophie. C’est la façon dont on va utiliser cette connaissance qui devient importante.

Navigation