Le stockage de carbone par les océans : masquer l’accaparement des mers ? Sans le contrôle des pêcheurs sur la terre et l’eau, il n’y aura pas de justice climatique

, par  DAMANIK Riza

Intervention de Riza Damanik, président de KTNI, lors du Forum international "Carbone bleu, un accaparement déguisé des océans", organisé par le WFFP, avec la participation du WFF, à Paris à la ZAC, le 8 décembre 2015, lors de la COP 21.

Salam Aleikum

Je représente ici le syndicat des pêcheurs artisans KTNI, organisation de pêcheurs et de petits aquaculteurs, hommes et femmes de 26 régions d’Indonésie. KTNI est le plus jeune membre du WFFP.

Une pêche artisanale vitale
Avant d’aborder le sujet du carbone bleu, j’aimerais vous décrire le rôle stratégique des pêcheurs artisans et de la pêche en Indonésie. En Indonésie, sont qualifiés de pêcheurs artisans, ceux qui utilisent des bateaux de moins de 5 Tonneaux. Ainsi en 2014, près de 90% des 634000 bateaux de pêche entraient dans cette catégorie. On estime qu’il y a au moins 8 millions de travailleurs du secteur traditionnel dans la production, la transformation et la vente. Ils fournissent au moins 60% de la production nationale, y compris aquacole, pour subvenir aux besoins de la population indonésienne, qui a atteint plus de 35 kg/hab/an. Ils alimentent donc le marché intérieur en produits frais. En fait une partie de la production est également exportée vers des pays comme les USA, l’Europe, le Japon, Hongkong, la Chine et les pays voisins. Outre son rôle stratégique comme fournisseur d’emplois et d’alimentation, la pêche artisanale a été à la pointe de la conservation des stocks de poissons et des ressources naturelles, grâce à la diversité des connaissances du milieu local. Le projet de conservation par les communautés locales a fait ses preuves socialement, comme pour l’environnement et l’économie, par exemple avec Awig Awig, à Nusa Tenggara Occidentale, le Sasi à Maluku, le Bapongka, en Sulawesi central, le Manee à Sulawesi Sud et le Panglima Laot à Aceh.

Des réponses au changement climatiques qui menacent les pêcheurs
Toutes les contributions positives des pêches artisanales sont menacées par une série de problèmes, et tout récemment, sous couvert de programmes d’adaptation et d’atténuation liés au changement climatique. Par exemple, pour réduire notre dépendance des produits pétroliers, l’utilisation des agrocarburants est encouragée, y compris l’huile de palme. Ainsi, dans les zones côtières et les petites îles d’Indonésie, de nombreux écosystèmes sont transformés pour répondre aux besoins du marché mondial des agrocarburants. A Langkat, Nord Sumatra, au moins 16000 ha de mangrove ont été remplacés par es plantations de palmiers à huile, ce qui a eu pour effet un déclin de la pêche et des inondations dans les villages de pêcheurs. KTNI, avec d’autres organisations et le gouvernement local, s’est engagé dans la réhabilitation et la restauration de l’écosystème de la mangrove, lieu de ponte et nurserie pour les poissons, essentielle pour empêcher l’érosion côtière et la sédimentation.
Autre exemple, le problème de l’élévation du niveau de la mer est souvent associé aux effets néfastes du changement climatique et utilisé comme justificatif pour permettre le développement de l’urbanisation sur le front de mer avec création de polders. dans la baie de Jakarta, ces polders urbains nécessitent au moins 3,3 milliards de m3 de sable, provenant d’autres régions, utilisés pour construire 17 nouvelles îles. Soutenu par un certain nombre de sociétés immobilières, ce projet l’est aussi par des entrepreneurs et des consultants de différents pays, comme les Pays-Bas et la Corée qui prévoient la construction d’une digue géante. Près de 16000 pêcheurs seraient privés de leur gagne-pain, les écosystèmes seraient détruits et le problème principal de la pollution en baie de Jakarta n’est plus vraiment d’actualité. Aussi, aujourd’hui, 5 pêcheurs, membres de KTNI ainsi que quelques organisations de la société civile, ont fait appel à la justice pour annuler le permis d’aménagement. Des projets similaires sont apparus dans beaucoup d’autres régions d’Indonésie, comme dans le golfe de Benoa, à Bali, et sur la côte de Makassar au sud de Sulawesi. De telles conditions contreproductives se retrouvent dans la stratégie mondiale visant à combattre la pêche illégale INN et avec l’expansion des projets de conservation des océans. D’un côté les moyens d’arrêter la pêche illégale se développent au niveau mondial mais le commerce de poissons issus de la pêche illégale continue. De même, les financements de la Banque Mondiale, de la Banque Asiatique de Développement, du GEF (Global Environment Facility), de l’USAID, etc, pour les programmes de conservation du milieu marin, continuent de se développer. Cependant, il n’y a pas de sanction au niveau mondial contre les entreprises qui détruisent l’environnement et polluent l’océan. Par contre, des compagnies multinationales comme Newmont et Freeport sont plus déterminées et poursuivent un état souverain comme l’Indonésie en faisant appel à un arbitrage international.
Le PNUE promeut le Fonds Carbone Bleu
Fin 2009, le PNUE, ainsi qu’un ensemble d’institutions liées aux Nations Unies, ont publié deux documents intitulés « Carbone bleu : le rôle des océans sains pour capter le carbone » et « Un fonds Carbone Bleu, un équivalent de REDD pour les océans afin de capturer du carbone dans les zones côtières ». Depuis le début, nous avons les mêmes préoccupations que le PNUE et nous sommes d’accord pour dire que l’environnement marin et les écosystèmes littoraux ont été sérieusement dégradés : un tiers de la flore marine a disparu ( Waycott et Al, 2009), 25% des marais également ( Bridgham et al, 2006), 35 % des mangroves ( Valeila et al, 2001). En fait, le rapport indique également que le taux d’extinction d’organismes de l’écosystème marin est plus élevé que pour les autres écosystèmes dans le monde, 4 fois plus élevé que celui des écosystèmes de la forêt tropicale.
A cause de cette crise sérieuse, on se demande pourquoi le PNUE et d’autres encouragent le projet du Fond Carbone Bleu, sur le modèle de REDD pour la forêt, au lieu de renforcer les politiques mondiales de réduction des émissions de carbone dans le monde et de sanctionner les compagnies qui s’engagent dans des activités qui polluent les océans, abîment les écosystèmes océaniques et littoraux et ont recours à la pêche illégale. Le PNUE décrit deux ressources marchandes de Carbone Bleu, la première est l’eau de mer. Dans ce cas, on considère que l’eau de mer est un médium stratégique capable d’absorber le carbone de l’atmosphère (un puits de carbone). La seconde est constituée par les principaux écosystèmes littoraux tels que la flore marine et les forêts de mangrove. La marchandisation des ressources marines et des écosystèmes côtiers pour les projets de compensation empêche de s’attaquer au problème de base de la crise écologique que subissent ces écosystèmes. Cette initiative a été encouragée par le PNUE en direction du gouvernement indonésien depuis la conférence mondiale sur l’océan de Manado en 2009 et la 11ème session spéciale du conseil de gouvernement et du Forum mondial des ministres de l’environnement du PNUE, à Bali en 2010.

La mer est notre mère
Depuis le 16ème siècle, les pêcheurs de Lamalera, Nusa Tenggara Est, considèrent que la mer est leur Mère. Dans la langue locale, ils disent : « Ina soro budi, budi Noro apadike. Pai pana ponu, te hama hama. » « La mer est la mère qui nourrit, protège et aime. Donc nous devrions la garder telle qu’elle est ». La mer est une Mère et le carbone bleu veut que nous la vendions. Nous savons depuis le début que » notre mère » est malade à cause de l’avidité des pays industrialisés et des sociétés multinationales. Aujourd’hui, les mêmes criminels viennent chez nous et, sans aucun scrupule, ils disent : « Vous avez besoin d’argent pour sauver votre mère, il n’y a pas d’autre moyen que de vendre ses services ». Eh bien, puisque tout ce qui est « vert » rentrait dans une stratégie de marché par le passé et que cela n’a pas marché, on nous l’emballe comme « Carbone Bleu ». Nous savons que notre mère ne ne serait jamais respectée par eux et les fruits qu’ils lui extirperont seront du business comme toujours et encore plus d’accumulation de capital. Il nous faut trouver ensemble une solution, au-delà du Fonds de Carbone Bleu. Nous avons vu que les pêcheurs artisans constituent la vrai solution pour résoudre le problème du changement climatique. Tout d’abord, la crise des océans a pour origine les politiques économiques d’exploitation à Terre. Donc un accord mondial pour faire en sorte que les multinationales reconnaissent la protection des droits humains et la durabilité de l’environnement doit être recherché et renforcé. Ensuite la stratégie mondiale pour assurer une protection aux hommes et femmes dans la pêche, doit être immédiatement appliquée. La FAO, qui défend la pêche artisanale au niveau international (Directives volontaires sur la pêche artisanale, 2014), doit être suivie, dans chaque pays, par des politiques assurant le respect du droit à la terre pour les familles de pêcheurs, à un travail décent, à l’accès à des marchés équitables ainsi qu’à une aide pour s’adapter au changement climatique.
Il est bon que les décideurs au niveau mondial apprennent comment les pêcheurs artisans protègent l’environnement et la ressource. A Tanjung Balai, au nord de Sumatra, les pêcheurs croient que l’océan est un don de Dieu.

Alors chacun doit maintenir et préserver la ressource. Quand il y pleine lune, ils ne vont pas pêcher. On pense que c’est le bon moment pour la reproduction des poissons et ainsi ils se développent en abondance.

Riza Damanik,
www.knti.or.id mail : dppknti@gmail.com
Traduction : Danièle Le Sann,

Photo : Herman Kumara, du WFFP, Margaret Nakato, du WFF

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