Reconquête de la langouste rouge : une évidence
Le premier commentaire qui vient à l’esprit des personnes averties qui lisent le titre du projet Langouste Rouge Reconquête est immanquablement : « sont-ils tombés sur la tête » ? L’effondrement du stock est tellement évident que peu de gens osent imaginer un possible renversement de situation. Si on s’arrête quelques secondes sur les chiffres, on ne peut pas leur donner tort. Les débarquements jusqu’au début des années 50 dépassaient 2000 tonnes, de nos jours, ils atteignent, vaille que vaille, 20 tonnes, soit 1% des débarquements historiques les plus importants. On est loin des mots enchanteurs de Rendement Maximum Durable (RMD) dont on estampille, après maintes vérifications scientifiques, les stocks en bonne santé. Il ne s’agit plus de gagner quelques pour cent sur le rendement d’un stock, mais de le reconstituer totalement. La reconquête de la langouste rouge est un projet unique dans les annales des espèces en Europe, sous quotas ou hors quotas. Elle sort du cadre auquel les gestionnaires des pêches sont accoutumés. Il faut rechercher la mobilisation des porteurs de ce projet dans des motivations et des opportunités qui dépassent la gestion halieutique ordinaire.
La dette morale des pêcheurs est évidente, aucun ne cherche à nier que, pour cette espèce particulièrement capturable par les filets, le développement de cet engin depuis les années 70, tant en longueur déployée qu’en qualité du matériau, a été la cause principale du désastre au fil des décennies. Bien entendu, d’autres facteurs ont leur part de responsabilité : les casiers et les chaluts ont été impliqués, le changement et les aléas climatiques ont joué un rôle important, de même que les cycles naturels qui ont fait varier l’abondance et le recrutement, ce dernier dépendant de plus d’un stade larvaire très long (12 mois) et naturellement le manque de décisions de gestion ad hoc. Mais, après une discussion, parfois un peu tendue, plus personne ne nie l’évidence, il ne suffit pas de se disculper en affirmant que c’est avant tout l’échec de la mer en libre accès. En acceptant de pratiquer cette catharsis, aucun pêcheur ne s’oppose à la reconquête du stock de langouste rouge, même si pour le moment les moyens d’y arriver sont flous. Pour la majorité des espèces, dont il faut atteindre le RMD par des actions souvent rapides et contraignantes, de multiples raisons « incontournables » avancées par les pêcheurs, surgissent pour ne rien faire ou le minimum. Pour la langouste rouge, la situation est inversée. C’est unique dans le panorama de la gestion des pêches en Europe. La dette morale des générations de pêcheurs qui ont assisté sans suffisamment réagir à l’effondrement progressif de la langouste rouge doit être nuancée par le fait que de nombreuses tentatives ont été menées pour remédier à la catastrophe au début imminente, puis avérée. Des décisions ont été prises par l’organisation professionnelle française représentant les pêcheurs, le CRUSCO et, de nos jours, la Commission nationale gros crustacés, dans le but de reconstituer le stock. Pour mémoire, on peut citer la mise en place de très nombreux cantonnements à crustacés, l’augmentation de la taille, la remise à l’eau des femelles grainées, etc. Cependant, aucune des premières décisions ne fut efficace. Seules les délibérations (suivies de règlements) prises depuis 2009 sont respectées, malgré un manque d’information patent de tous les pêcheurs concernés. Une des questions fondamentales posées par ce projet est de comprendre pourquoi les décisions n’ont pas été suivies d’effets pendant des décennies, alors que tous les observateurs (pêcheurs, pouvoirs publics et scientifiques) s’accordaient pour admettre que la situation s’aggravait chaque année. Il faudra surtout faire en sorte que l’histoire ne bégaye pas une nouvelle fois, que passé le premier engouement pour la reconquête, ce projet ne finisse comme les précédents dans les sables mouvants. Le temps est sans doute venu d’inverser la tendance et de préparer un avenir meilleur aux futures générations de pêcheurs.
L’aventure humaine qui permet de participer concrètement à la reconquête d’un stock ancré, malgré le temps qui passe, dans l’inconscient collectif des pêcheurs, n’arrive qu’une fois au cours d’une vie. Lorsque dans notre secteur d’activité une volonté d’innover s’impose, ici la reconquête d’un stock de langouste en complète déshérence, les « opérateurs » du projet doivent comprendre cette innovation et la traduire dans le langage à la fois des pêcheurs, de l’opinion publique et des « pouvoirs ». S’ils ne sont pas capables d’effectuer cette traduction, l’innovation risque de prendre du temps pour se réaliser, d’être partiellement refusée et finalement d’échouer. Les obstacles sont nombreux : excessif entre soi pour les pêcheurs, trop de cloisonnement entre les services, insuffisants moyens financiers pour s’entendre, se comprendre, élargir le champ de travail, difficulté de chercher et trouver des alliés fiables, etc. L’aventure humaine dans ce projet Langouste Rouge Reconquête, passe par la réussite de cette traduction de l’innovation dans le cœur de chaque pêcheur de Cherbourg à Saint-Jean de Luz, dans l’inconscient de la société civile via la communication et dans les centres de pouvoir français et européens. Cette aventure repose sur l’idée que toutes les logiques individuelles des acteurs appelés à coopérer s’enrichissent mutuellement plutôt qu’elles ne s’affrontent en créant un chaos conduisant à l’échec. Les actions individuelles doivent être transcendées par l’action collective des acteurs. C’est la résultante de cette opération menée sur le long terme qui permettra aux langoustes rouges de prospérer à nouveau dans nos eaux. Aux humains de la rendre possible, à la fois par altruisme et intérêt.
L’intérêt économique et social exponentiel de la reconquête de la langouste rouge est au centre de ce dossier. Bien que les poissonneries ne mettent pratiquement jamais de langouste rouge à la vente et que le consommateur ne voie sur les étals que des langoustes exotiques, le chiffre d’affaire des langoustes pêchées en France avoisine le million d’euros. Ce qui est surprenant pour un si faible tonnage. La marge de progression est donc énorme, contrairement aux gains souvent invisibles proposés par des stocks hissés, après un coût humain et économique dévastateur, au R M D (théorique). Si la reconquête de la langouste rouge se réalise dans les années à venir, si les captures doublaient ou mieux décuplaient (ce qui est un objectif très raisonnable), les communautés côtières de pêcheurs seraient les premières à en profiter, ainsi que les criées, la filière de distribution et les consommateurs. On ne peut pas considérer la faiblesse du chiffre d’affaire de cette pêcherie comme un avantage, mais cela permet de prendre des options de gestion radicales. Pour le moment, et c’est malheureux, seuls quelques navires sont dépendants de la langouste rouge. Le chiffre d’affaire d’un stock en bonne santé peut rapporter très gros : en Australie panulirus cygnus, bien gérée depuis le 19ième siècle (!), produit 10 000 tonnes pour une valeur de 250 millions de $ australiens. Elle est exportée pour la plus grande partie en Asie du Sud-Est. Sans attendre de miracle de la part de Palinurus elephas, notre langouste rouge commune, le nombre de plus en plus important des petites langoustes capturées par les engins de pêches (casiers, filets et chaluts) depuis quelques années, démontre que cette arlésienne répond d’une manière très encourageante aux mesures de gestion prises récemment. Les jeunes pêcheurs sont particulièrement attentifs à cette reconquête dont ils pourront recueillir les fruits dans un processus de pêche redevenue, enfin, durable pour cette espèce orpheline, en alliant écologie, économie et social.
L’opportunité politique pour les pêcheurs et leurs organisations de mener à bien cette reconquête est indiscutable. Les écologistes, dépendant souvent de fondations dont la pureté des intentions reste à prouver, ont pris le pouvoir dans les centres décisionnels importants (eg. Aires Marines Protégées) ou sont en capacité d’exercer un lobbying très puissant (eg. Politique commune des pêches en Europe). L’International Union for the Conservation of Nature (IUCN) lors de son dernier congrès à Sydney en novembre 2014, affirmait « être la première source mondiale de connaissances pour la conservation des espèces et force de proposition pour les mesures de protection dans les aires marines protégées ». Les Organisations Non Gouvernementales Environnementales (ONGE) sont devenues depuis quelques années si puissantes, qu’elles ont pu imposer, entre autres choses, l’obligation de débarquement obligatoire de toutes les espèces capturées dans l’Union européenne d’ici 2020. Les pêcheurs ne font pas le poids face à des organisations telles qu’OCEANA ou World Ocean Council dirigées par des acteurs très performants comme Pew. Tom Wathen, le vice-président de cette dernière ONGE, à parfaitement dévoilé son savoir-faire dans une phrase désormais célèbre « Pour de considérables sommes d’argent, l’opinion publique peut être modelée, les pouvoirs mobilisés, les recherches menées sur certains enjeux et les décideurs verrouillés, tout cela dans un parfait arrangement symphonique ». Autant il est important de comprendre ces stratégies globales autant il est utopique de vouloir s’y opposer de front. Par chance, tout occupés par leur concert, les ONGEs ont oublié la force emblématique de la langouste rouge. Si cette espèce tombée au plus bas était remise à niveau, en un mot reconquise, par les pêcheurs et leurs alliés, cela rééquilibrerait les plateaux de la balance en leur faveur. Nous pourrions à notre tour affirmer que « Pour de modiques sommes d’argent l’opinion publique peut être informée, les pouvoirs publics enrôlés, les chercheurs enthousiasmés, les décideurs acquis à la cause, tout cela avec un considérable impact symbolique ». Ce « succès story » serait à exploiter comme il convient par une communication appropriée au niveau national, européen et mondial.
La conjonction institutionnelle exceptionnelle permet à l’ancien président de la Commission nationale gros crustacés, Jean-Jacques Tanguy, devenu depuis président du Comité départemental des pêches et des élevages marins du Finistère (CDPMEM29), de travailler en liaison étroite avec Yannick Calvez, président actuel de la Commission nationale. Tous deux viennent du même port, ont pratiqué les mêmes métiers du casier et du filet sur les gros crustacés et sont d’accord sur les lignes fondamentales de la reconquête de la langouste rouge. Un groupe de pêcheurs et de représentants de pêcheurs déterminés et outillés sur le plan conceptuel peuvent avoir une chance de réussir le pari insensé de la reconquête de la langouste rouge en Europe de l’Ouest.
Voir le diaporama de présentation de cette reconquête, par l’auteur