Greenpeace a violemment attaqué Ray Hilborn sur ses financements, indiquant que ses recherches étaient financées par des entreprises et des organisations de pêcheurs et que donc on ne pouvait le considérer comme un chercheur réellement indépendant. Le Monde a, comme à son habitude, repris les accusations de Greenpeace et de Bloom. Bloom accusant Ray Hilborn de « négationniste de la surpêche », alors même qu’il vient de cosigner un article analysant la surpêche dans une revue scientifique [1].
Ray Hilborn a bien reçu 3,5 millions $ d’entreprises et organisations de pêcheurs sur les 16,5 millions qu’il a reçus de 2003 à 2016. Plus de la moitié de ces 3,5 millions proviennent d’organisations de pêcheurs côtiers et artisans. Le reste, soit environ 10%, provient d’entreprises de pêche. Il est sain d’avoir de la transparence sur les sources de financements, on peut ainsi être vigilant sur les risques de manipulation des résultats des recherches scientifiques, mais cela condamne-t-il à priori des recherches réalisées en lien avec des pêcheurs ? Comment un chercheur sur les pêches peut-il travailler s’il n’a pas le contact avec les données dont disposent les pêcheurs ? Est-il condamné à travailler uniquement sur des données statistiques dont on sait qu’elles sont souvent discutables ? Et pourquoi critiquer les seuls financements issus des pêcheurs quand on voit que l’essentiel des financements engagés par de nombreux chercheurs, comme Hilborn lui-même, vient de fondations qui ont des positions idéologiques très libérales ou conservationistes, et affichent clairement leurs objectifs ? Cela influe certainement sur les orientations de leurs recherches, même si les chercheurs disposent d’une grande liberté. Ainsi la fondation Moore, aux orientations très libérales, est le plus gros financeur de Ray Hilborn, 6,5 millions $ sur 16,5. Faut-il considérer ses recherches sur la gestion des pêches comme nulles pour autant ? Parmi ses financeurs, on trouve la fondation Packard qui finance aussi largement Greenpeace pour ses campagnes de boycott. Bloom, qui l’accuse de négationniste de la surpêche, considère aussi que les scientifiques d’Ifremer qui travaillent avec les pêcheurs sont des vendus, même si l’argent provient de fonds publics qui sont, selon cette ONG, contrôlés par le « puissant lobby des industriels de la pêche ». Cette méthode consistant à déconsidérer tout chercheur en désaccord avec les positions des lobbys environnementaux est une forme de terrorisme médiatique. Il est normal et sain de critiquer des positions de scientifiques en s’appuyant sur la diversité des analyses et des positions des scientifiques eux-mêmes. Ainsi le dernier article cosigné par Costello et Hilborn a été critiqué par d’autres chercheurs qui contestent les modèles bio-économiques, parce qu’ils ne prennent pas en compte les réalités sociales et politiques qui déterminent les comportements de pêcheurs [2], ce sont des critiques de fond qui ne remettent pas en cause la qualité des chercheurs critiqués.
Les lobbies environnementalistes eux-mêmes ne sont pas des organisations de bénévoles qui vivent en-dehors des contraintes économiques. Ils ont tout intérêt à dramatiser à outrance l’état des ressources, toujours menacées de disparition, ce qui permet de justifier leurs appels aux dons du public et des fondations, tout en assurant leur impact médiatique. Tout discours qui vise à nuancer les situations va à l’encontre de leurs intérêts et elles attaquent donc violemment les analyses scientifiques qui mettent en avant les améliorations en jetant le discrédit sur leurs auteurs.
Les pêcheurs sentinelles de l’environnement
Pour Ray Hilborn, les pêcheurs sont parmi les meilleurs défenseurs de l’environnement. C’est grâce à eux que des barrages hydroélectiques n’ont pas été construits sur les fleuves de Colombie britannique, malgré plusieurs tentatives, ils ont ainsi protégé les ressources de saumon. A l’opposé, aux Etats-Unis, le Fleuve Columbia est coupé par 8 barrages qui ont mis à mal les ressources de saumon. Ray Hilborn a aussi particulièrement suivi les pêcheries de Bristol Bay en Alaska. Les pêcheurs, les écologistes se sont opposés à l’ouverture d’une des plus grandes mines du monde qui aurait menacé les plus importantes rivières à saumon d’Alaska. En Nouvelle-Zélande, en Irlande et ailleurs, les pêcheurs sont en première ligne contre les mines sous-marines et les forages pétroliers off-shore.
Les pêcheurs ont aussi une bonne connaissance de l’état des ressources, des cycles de reproduction, des habitats sensibles, des évolutions des espèces. Ces connaissances sont indispensables aux chercheurs qui n’ont pas les moyens par eux-mêmes d’assurer un tel suivi. Ray Hilborn a montré comment chaque baie, chaque rivière, chaque zone de pêche est un écosystème particulier où les espèces ont des évolutions différentes, des âges et des tailles de maturité différentes. Ainsi, en Tasmanie, les pêcheurs savent que la maturité et la croissance des ormeaux est différent suivant les zones et ils ont adapté les mesures de gestion à chaque zone. Ces réalités diverses et fluctuantes rendent impossible une gestion centralisée.
Les pêcheurs peuvent être de bons gestionnaires.
Dans la lignée d’Elinor Ostrom, Ray Hilborn soutient que les pêcheurs peuvent être les meilleurs gestionnaires de leurs ressources. Cela nécessite des conditions comme un accès sécurisé à la ressource, le respect des règlements, un bon leadership et de bonnes relations entre pêcheurs, scientifiques et gouvernement. En bon libéral, il insiste particulièrement sur l’intéressement économique par la valorisation des quotas individualisés et transférables (QIT). Il insiste cependant sur le fait que la gestion peut choisir d’autres objectifs, ce ne sont pas les scientifiques qui déterminent ces choix. La limitation du nombre de pêcheurs et les bons revenus doivent permettre de financer la recherche. Cette approche risque de fragiliser la recherche publique. Il cite comme modèle la gestion de la langouste en Nouvelle-Zélande. Cette pêcherie concerne 250 bateaux et la gestion est basée sur des QIT. La gestion du TAC (Total Admissible de Capture) de 1000 tonnes se fait sur 10 zones avec des mesures spécifiques pour chaque zone en tenant compte des CPUE (Captures par Unité d‘Effort), soit le poids de capture par levée de casier. La gestion rigoureuse a permis de passer de 1 kg à 3,5 kg par casier.
Le problème posé par cette approche strictement bio-économique fondée sur la recherche de la rente maximale est qu’elle ne prend pas en compte les réalités sociales. La recherche de la rente maximale peut aussi entraîner le gouvernement à favoriser le transfert de quotas vers les pêcheurs amateurs, comme le constate Ray Hilborn lui-même. C’est là que se réalise la meilleure valorisation du capital naturel et cette tendance se confirme dans plusieurs pays engagés dans cette approche : la Nouvelle-Zélande, l’Australie, les Etats-Unis, etc. Il ne semble pas indispensable de passer par une transférabilité des quotas et une privatisation de la ressource pour obtenir une gestion rigoureuse. Les pêcheurs français de la façade atlantique ont engagé une démarche de restauration de la langouste fondée sur des règles définies collectivement, sans passer par des quotas.
La cogestion par les pêcheurs est une nécessité et pas seulement une possibilité.
La gestion des pêches est très coûteuse, qu’il s’agisse de la recherche, de la collecte des données ou du contrôle. Il est donc impossible de gérer l’ensemble des pêcheries de manière centralisée. Les pêcheurs ont des connaissances réelles indispensables aux scientifiques. Ils peuvent être des collecteurs de données nécessaires pour la conduite des recherches si la confiance existe entre les partenaires. Les pêcheurs ont un intérêt objectif individuel et collectif à une bonne gestion, mais cela nécessite une bonne organisation et la capacité d’une pénalisation interne au sein des organisations. Concernant les problèmes de gestion, comme les rejets, les pêcheurs font preuve d’inventivité pour la palangre comme pour le chalut. En Alaska, ils protègent les zones sensibles et les zones de reproduction.
La pêche industrielle peut être gérée différemment.
Ray Hilborn a une expérience de gestion des pêcheries industrielles, en particulier en Alaska. Pour celles-ci, outre les QIT, la gestion autoritaire est possible car il y a moins de charge de contrôle du fait du nombre plus faible de bateaux, mais les coûts restent très élevés (Observateurs embarqués). La pêche industrielle reste indispensable pour exploiter des ressources inaccessibles à la pêche artisanale.
Les QIT aboutissent à des dérives.
Longtemps favorable aux QIT et à une gestion fondée sur la recherche de la rente maximale, au-delà des contraintes du RMD (Rendement Maximal Durable), Ray Hilborn considère aujourd’hui que la généralisation des QIT pose de réels problèmes. Les QIT étaient pour lui le meilleur moyen d’obtenir rapidement une réduction de l’effort de pêche. Mais la propriété des quotas est de plus en plus concentrée et certains propriétaires sont devenus des pêcheurs rentiers, dans leur fauteuil, louant leurs quotas à d’autres pêcheurs à des prix exorbitants. La logique du marché est implacable et les freins à la concentration ne résistent guère. Le coût d’accès aux droits de pêche devient tel qu’il ne permet pas l’installation de jeunes, que les exploitants de quotas sont tentés par des pratiques illégales, d’autant plus qu’ils sont très puissants, rendant les coûts de contrôle très élevés. De nombreux exemples récents, aux États-Unis, en Grande- Bretagne et peut-être en Nouvelle-Zélande, montrent que les QIT ne garantissent pas toujours une gestion exemplaire. Qu’un promoteur des QIT s’interroge sur les problèmes qu’ils posent devrait contribuer à alimenter le débat sur leur intérêt.
Le discours de Ray Hilborn a un double intérêt ; il permet de sortir du catastrophisme ambiant qui annonce chaque semaine la menace de disparition d’une nouvelle espèce, sans pour autant nier les problèmes liés à la surpêche comme à la pollution. Il permet de recentrer le débat sur le rôle et les responsabilités des pêcheurs, accompagnés par des scientifiques. Il reconnaît les pêcheurs comme producteurs de savoirs indispensables aux chercheurs et montre une réelle capacité d’écoute des pêcheurs. Par contre, on peut conserver un regard critique sur son approche essentiellement bio-économique et libérale.
Alain Le Sann, Mai 2016