Kayar : entre émigration et résistance, les pêcheurs s’organisent pour faire face à la crise. Interview de Mor Mbengue président du comité local de la pêche artisanale de Kayar – Sénégal

, par  MBENGUE Mor, NIASSE Lamine

Le port artisanal de Kayar, au Nord de Dakar est l’un des plus importants du Sénégal. Kayar est en perpétuelle croissance démographique et les deux secteurs (la pêche et l’agriculture de maraîchage) qui portent l’économie de Kayar sont en difficulté. S’y ajoutent d’autres menaces car il y a un projet d’extraction de zircon sur toute la bande côtière sur 10 kilomètres englobant aussi d’autres villages du nord au sud. L’autre enjeu, c ’est l’exploitation future du pétrole et du gaz... Ces projets vont impacter durablement la pêche.
Lamine Niasse

L. N : Tu as tenté d’émigrer irrégulièrement et tu as été expulsé. Comment as-tu trouvé du travail après ton retour ?
J’ai tenté à trois reprises de partir chercher un meilleur devenir. Dès mon retour j’ai réintégré la pirogue familiale et repris mon travail de pêcheur malgré une crise de la pêche qui sévissait toujours.
Nous avons mis en place l’association des jeunes pêcheurs de ligne simple et avons mené nos revendications.
C’est l’année dernière que j’ai été proposé pour diriger le comité local de la pêche artisanale.
Les tentatives d’émigration sont toujours de mise et pas plus tard que le mois dernier, il y a eu une pirogue qui a chaviré non loin de Kayar avec une quinzaine de blessés.
La voie par la route jusqu’au Maroc est empruntée par les jeunes africains selon les conditions de navigation.

L. N : Combien de pirogues à Kayar ?
En 2020 on comptait 1302 pirogues dont 121 unités de sennes tournantes. Actuellement une unité de senne tournante est composée de deux pirogues : une porteuse du filet et des membres d’équipage et une autre pour recevoir les captures après un trait de senne. Il faut préciser que maintenant les deux pirogues utilisent le moteur hors-bord pour tirer les coulisses et fermer la poche du filet et c’est après cette manœuvre que les bras des pêcheurs interviennent pour tirer le filet.
Donc il y a 242 pirogues de sennes tournantes de 20 à 24 mètres et 1102 pirogues de ligne simple de 10 à 15 mètres.

En période de pleine saison avec l’arrivée des migrants ou saisonniers, l’on peut dénombrer 1903 pirogues. Il y a aussi 140 pirogues de Kayar en instance de demande d’immatriculation pour l’obtention du permis de pêche.

L N : Combien de pêcheurs ?
Il y a 8 360 pêcheurs et la saison démarre en décembre jusqu’à juin.

L. N : Quels sont les rapports avec les pêcheurs de Saint Louis ?
La communauté de Saint Louis a une flotte de 47 pirogues de senne tournante avec une bonne présence de résidents permanents et dans un quartier dédié. Le dernier conflit avec la communauté de Kayar est intervenu en juin 2005. C’est une date repaire et symbolique dans la résolution du conflit. En effet c’est en 2005 que le CLPA de Kayar (comité local de la pêche artisanale) a été mis en place et des membres de la communauté de Saint Louis sont intégrés dans la composition de la coordination du CLPA ou toutes les questions sont discutées. 2005 coïncide aussi avec la délocalisation des pêcheurs de Saint Louis qui pratiquaient la technique du filet dormant ou filet passif vers un village limitrophe de Kayar, (Mboro), distant de 29 kilomètres et où ils peuvent travailler librement. Cette technique était à la base des heurts entre les deux communautés
Il arrive que des pêcheurs quittent la zone de Mboro pour jeter leurs filets dans la zone interdite et dans ce cas la surveillance du CLPA repère et identifie les fautifs et des convocations sont lancées au niveau du service des pêches des deux localités pour une verbalisation ou un avertissement.

L.N : Combien de femmes engagées dans la transformation ?
Il y a 122 GIE (groupement d’intérêt économique) de 10 femmes, soit 1220 micromareyeuses. Au niveau de la transformation, il y a deux grands GIE dont le plus ancien (Mantoulaye Guenne) avec 74 femmes et l’autre (Awa Gueye Kebe) avec une cinquantaine de femmes.
Il faut préciser que les femmes étaient beaucoup plus nombreuses il y a une dizaine d’années mais, du fait de la crise de la pêche, des décès et des difficultés, certaines ont abandonné ou sont dans le petit commerce de quartiers.

L. N : Quel est le tonnage débarqué ?
En 2020 le tonnage débarqué selon le service des pêches était de 5 368,853 tonnes toutes espèces confondues pour une valeur de 2 399 137 531 fr CFA (3 657 461,17 €)
Alors que l’année d’avant, la production était de 5 725,779 tonnes, la baisse des captures s’annonce et cela est valable dans tout le reste du pays.

L.N : Comment est organisé le comité local de la pêche artisanale ?
Les CLPA ont été mis en place par l’Etat à travers le ministère de la pêche et de l’économie maritime et dans le cadre de la cogestion entre le ministère et les acteurs de la pêche en 2005.
Le CLPA de Kayar est organisé en corps de métiers (collèges) comme d’autres sont organisés en terroirs.
Il y a le collège des sennes tournantes
Le collège des lignes simples
Le collège des mareyeurs
Le collège des micro-mareyeuses et celui des femmes transformatrices ainsi que d’autres acteurs impliqués dans l‘activité de pêche.
Le service des pêches est aussi impliqué comme assurant le secrétariat et les affaires administratives.

L.N : Comment vous assurez le financement de vos activités ?
A sa création, l’Etat avait établi que 60% du montant des permis de pêche, cartes de mareyeurs et cartes de transformatrices était destiné au financement des activités des CLPA. Mais cette disposition n’est pas encore appliquée et les CLPA prennent des initiatives pour s’autofinancer.
A Kayar, nous organisons des manifestions sponsorisées par des promoteurs économiques dans la pêche et nous prélevons sur ces apports un montant pour alimenter la caisse du CLPA.
D’autre part, sur chaque achat de carburant Pêche, le pompiste prélève 200 f CFA à verser dans le compte du CLPA. Enfin, au niveau du débarquement : sur chaque pirogue qui débarque au moins 50 caisses de poisson, on prélève le montant d’une caisse pour le compte du CLPA. Tout cet argent collecté sert à prendre en charge par exemple :
 dégâts matériels en cas d’accident en mer
 affrètement de pirogues avec du carburant pour rechercher des pêcheurs disparus ou en difficultés qui n’ont pu regagner le village après une partie de pêche.
Pour la prise en charge de mes déplacements de représentation du Comité local ou de délégations du CLPA, un barème de 10 000 f CFA est octroyé.

L.N : Le comité a-t-il des liens avec les organisations nationales comme le CNPS, Fenagie pêche ou Conipas ?
Ces organisations existent toujours mais d’autres plateformes sont plus visibles pour la prise en charge des revendications des acteurs de la pêche. La plateforme des acteurs de la pêche artisanale dont je suis membre a des rapports avec le Conipas.
La dimension des femmes aussi est en plateforme avec le réseau des femmes de la pêche artisanale (Refepas). le 15 février, le gouvernement annoncera la création d’une fédération des micro-mareyeuses.

L.N : Y a-t-il des mesures de gestion ? Sont-elles appliquées ?
 Il y a des mesures de limitation des captures à trois caisses pour le pageot, le pagre et les espèces similaires destinées à l’exportation.
 L’interdiction des filets dormants ou filets passifs dans la zone du canal ou fosse de Kayar. Cette technique était à la base des différents conflits en les deux communautés de Kayar et de Saint Louis.
 Il y a des mesures d’organisation du débarquement pour éviter l’encombrement et les heurts entre pêcheurs. Chaque unité de senne ne peut débarquer qu’une seule pirogue selon l’ordre d’arrivée des pirogues et c’est après qu’on reprend pour les deuxièmes pirogues. C‘est le comité local à travers ses contrôleurs qui contrôle et régit cette disposition pour le bien de tous.
Un repos biologique est instauré pour la ceinture ou talar en langue locale, de juillet à septembre.
Si la commission constate la capture de petite taille de la ceinture (moins de 70 cm), on instaure un arrêt de la capture de cette espèce jusqu’au moment où on constate une taille normale pour reprendre les captures. Si la taille est normale, la caisse peut atteindre 50 000 à 100 000 f CFA parce que cette espèce est très demandée par le marché asiatique.
Cette mesure touche aussi le poulpe avec les mêmes principes et c’est toujours le CLPA, après concertation avec les acteurs, qui décrète un arrêt temporaire.

L.N : Quels sont les problèmes des femmes ?
Les femmes transformatrices sont victimes de la baisse des captures et leurs positions pour s’approvisionner en poissons les relèguent derrière la chaine de l’approvisionnement. Elles ne peuvent plus faire face à une rude concurrence des mareyeurs, des micro-mareyeuses, des industries de transformation et maintenant des usines de farine et d’huile de poisson. Même les déchets de poissons issus des industries de transformation que les transformatrices utilisaient pour le fermenté séché sont maintenant achetés par les usines de farine. Elles peuvent rester plusieurs jours sans avoir de quoi travailler.

Claies de séchage, site de transformation des_femmes, Kayar. Photo Lamine Niasse
Les femmes du GIE « ndoubé seck » avaient bénéficié du financement de l’USAID (coopération américaine) pour l’aménagement d’un site amélioré pour la prise en compte de la dimension hygiène et qualité exigée pour l’exportation. Mais, ces femmes, par manque de poissons, sont devenues des prestataires de service avec des promoteurs qui s’approvisionnent au port de pêche de Dakar et qui louent leurs installations et leurs prestations. Cette situation pose problème dans la mesure où elles-mêmes engageaient des travailleurs et des femmes pour travailler régulièrement dans le site.

Mor Mbengue et Maty Ndao, interieur du site de transformation des femmes. photo Lamine Niasse.

L. N : La ville de Lorient a financé par le passé un programme d’assainissement. Fonctionne-t-il correctement ? Est-il suffisant ?
Le réseau d’assainissement fonctionne plus ou moins bien selon le plan initial.
Il couvre trois quartiers et les autres ne sont pas intégrés
Il serait bien de prendre en compte les autres quartiers parce que Kayar grandit et la population augmente
Il faudra aussi penser au renouvellement du comité de gestion mis en place depuis le début pour une bonne prise en charge de l’assainissement à Kayar.

Interview réalisée par Lamine Niasse
Février 2022

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