C’était le 21 novembre dernier, à l’occasion de la Journée mondiale des pêcheurs. Ils étaient une centaine, pêcheurs-militants de l’organisation Pamalakaya, venus en barque de Tondo, de Navotas, de Cavite… La police leur avait interdit d’aborder sur le boulevard Roxas, qui longe le front de mer de la capitale, et ils étaient resté debout dans leurs pirogues à balanciers, brandissant des pancartes : « Les réclamations c’est de la merde ! » « Non au plan de réclamations ! » Réclamations ? C’est quoi ce truc ?
La Philippine Reclamation Authority (PRA) est une instance gouvernementale chargée de la gestion du domaine foncier de l’état pour les zones littorales convoitées par des « sociétés immobilières, commerciales et/ou industrielles » qui souhaitent y investir et développer des « centres de croissance socio-économiques novateurs et durables ».
Problème : l’article XII (section 3) de la Constitution Philippine interdit à des entités privées d’acquérir des terres du domaine public, autrement qu’en location pour une période maximale de 25 ans renouvelable une seule fois et sur des surfaces ne dépassant pas mille hectares.
Réponse au problème : le système providentiel des Partenariats Public-Privé (PPP).
Mais les terres/terrains convoités par les investisseurs étant fréquemment habités, il est parfois nécessaire de les « réclamer » – c’est le rôle du PRA – pour offrir aux « partenaires » privés un environnement légalement « sûr et confortable ».
Le 21 février 2011, le gouvernement de Benigno Aquino III donne son feu vert à la Philippine Reclamation Autorithy pour engager, à travers des partenariats public-privé (PPP), un vaste Plan National de Réclamation (PNR).
Le plan compte 102 projets (couvrant 38.000 hectares de zone littorale), dont 38 (26.234 hectares) concernent la baie de Manille : Airport Road Project, Entertainment City, extension du Mall of Asia (qui est déjà l’un des plus grands centres commerciaux de la planète), Manila Solar City (prévoit la création de trois îles artificielles d’une superficie de 145 hectares), Navotas Boulevard Business Park, Cavite Special Economic Zone Reclamation Project, Rosario Sangley Point Development Project (Cavite), Relocation of South Harbor (Cavite), Relocation of Proposed Airport (Tondo)…
La carte ci-dessous permet de se faire une idée de ce qui se trame.
Deux ans plus tard, Kevin Rodolfo, géologue de l’Université de l’Illinois (Chicago), publie un long article intitulé : « Pourquoi la réclamation du littoral de la baie de Manille est une très mauvaise idée ».
Alors pourquoi ?
Parce que…
Le réchauffement climatique provoque une montée du niveau des océans (environ 1,5 cm/an aux Philippines) et, dans le même temps, le sol de la baie de Manille s’enfonce (environ 2 cm/an pour le Grand Manille, principalement à cause du pompage effréné de la nappe phréatique). Sachant que les terres bordant la baie sont à peine à un mètre au dessus du niveau de la mer, on peut en conclure qu’une bonne partie de celles-ci se retrouveront sous l’eau d’ici une dizaine d’années.
Parce que…
Les projets immobiliers motivant ces « réclamations » vont accélérer le phénomène d’enfoncement en accroissant la pression sur le sol (remblaiement des avancées sur la mer, poids des édifices).
Parce que…
La modification du cours naturel des fleuves qui se jettent dans la baie (Pampanga et Pasig River) aggraveront les risques d’inondations.
Parce que…
Les Philippines sont situées dans une zone de forte activité sismique où un tremblement de terre peut à tout moment provoquer une liquéfaction des sols, entraînant l’effondrement des édifices qu’ils supportent – en 1968, un tel phénomène s’est déjà produit, qui a occasionné l’effondrement de la Ruby Tower, à Binondo (un quartier de Manille), et la mort de 260 personnes.
Sans parler des conséquences environnementales (pollution, sédimentation des fonds marins, destruction de la mangrove, dépérissement des récifs coralliens) et sociales (déplacement de communautés pauvres, moins de poisson pour les pêcheurs, impact sur la sécurité alimentaire des populations défavorisées pour lesquelles les produits de la mer constituent 50 % l’apport en calories).
Et si les défenseurs de la baie comptaient sur l’élection de Rodrigo Duterte pour enterrer le Plan National de Réclamation lancé par son prédécesseur, ils furent vite déçu.
Décembre 2016. Joseph Estrada, maire de Manille se dit satisfait de l’appui du président au projet de Solar City (construction de trois îles artificielles d’une superficie de 148 hectares, qui hébergeront un pôle d’affaire, des immeubles résidentiels, un centre commercial et un port de plaisance international).
Novembre 2017. Alberto Agra, directeur de la Philippine Reclamation Authority, déclare que plus de 80 des « réclamations » ont reçu l’aval du président qui, en dépit des critiques des opposants à ces projets, leur apporte un soutien sans restriction.
« Nous manifestons aujourd’hui, déclare Fernando Hicap, président de l’organisation Pamalakaya à l’occasion de la Journée Mondiale de la Pêche, pour affirmer notre droit à la pêche et appeler à l’abandon du Plan National de Réclamation (…) Il n’est pas trop tard pour réhabiliter l’écosystème naturel de la baie de Manille, au lieu de dépenser des milliards pour construire des centres commerciaux et des quartiers d’affaires, pourquoi ne pas replanter les mangroves détruites et restaurer les coraux de baie de Manille ».