Pêche : La Banque mondiale à la barre Partenariat Public- Privé dans la pêche

, par  LE SANN Alain

La Banque Mondiale joue un rôle majeur dans la définition et la mise en oeuvre des nouvelles politiques de pêche fondées sur la privatisation et la généralisation des réserves.

« Lorsque les médias, les think tanks et même les fonds de recherche sont contrôlés par une faction infime de la population, dont les intérêts sont bien identifiés, l’égalité devant le vote devient une fiction [1] »

Les enjeux des sommets sur l’environnement.

On peut s’interroger sur les résultats des grandes messes consacrées à l’environnement, de Rio 1992 à Rio 2012, en passant par Johannesburg en 2002. Les pêcheurs y sont pratiquement absents, mais on s’aperçoit avec le recul que ces sommets sont des étapes importantes dans un processus où se joue l’avenir des pêcheurs. En 1992, le Sommet de Rio débouche sur la Convention sur la biodiversité, l’accord sur les stocks chevauchants en 1995 et le code de conduite pour la pêche responsable. En 2002, à Johannesburg, sont signés les engagements pour le Rendement maximum durable (RMD) et la création d’aires marines protégées et de réserves intégrales. En 2012, Rio + 20 accouche d’un Partenariat Mondial pour les Océans (PMO) initié par la Banque Mondiale. Sous couvert de protéger les océans, il s’agit en fait de promouvoir un grand programme de privatisation des ressources en impliquant les Etats, les entreprises, les instituts de recherche, les fondations et les ONGE. Il faut plusieurs années avant que les pêcheurs et leurs organisations perçoivent concrètement l’impact des choix réalisés et impulsés lors de ces sommets. Il peut y avoir des effets positifs, mais les pêcheurs artisans et leurs représentants ne sont pas associés aux orientations mises en œuvre. C’est surtout grâce à ICSF [2] que les organisations de pêcheurs ont pris connaissance des enjeux de ces sommets et ont tenté d’y faire entende leur voix. Ils y sont parvenus dans certains lieux comme la FAO [3], mais c’est loin d’être le cas ailleurs. En réalité, quand les orientations sont adoptées, les forces qui les mettent en œuvre sont déjà au travail pour définir les stratégies et les appliquer, leurs documents sont prêts. Il n’y a pas de complot, les documents sont publics, mais ce sont des stratégies avec leurs objectifs, leurs acteurs, les moyens intellectuels et financiers, les échéanciers. Il n’y a pas non plus d’unanimité parmi les acteurs, mais des convergences sur les objectifs et les moyens

Charting a Course to Sustainable Fisheries [4]
En juillet 2012, un groupe de chercheurs californiens a publié un programme d’action très élaboré, comme nous l’avons signalé dans le rapport « Blue Charity Business ». Il représente le plan d’action pour la mise en application dans la pêche du PMO de la Banque Mondiale. Son élaboration a réuni l’élite des promoteurs de la libéralisation des pêches sous l’égide des grandes fondations libérales qui financent et pilotent le projet. On y retrouve la Fondation Walton Family, liée à Walmart, les fondations Moore, Packard et Oak. La fondation Pew est absente, elle a pris ses distances avec certaines options libérales et se concentre sur la promotion des réserves intégrales et l’action politique au plus haut niveau auprès des gouvernements et des Nations Unies. Pew et les autres fondations partagent le même objectif de priorité à la conservation et à la Wilderness, coordonnent leur action aux Etats-Unis au sein d’EGA ( Environmental Grantmakers Association) et se retrouvent fréquemment pour financer ensemble des programmes ou des organisations ( Oceana, Océan 2012, Commission Mondiale pour les Océans, etc.) qui peuvent clairement s’engager sur des options libérales (Oceana [5]) . Il n’y a pas d’unanimité entre toutes ces fondations mais un certain partage des tâches et la conviction que la conservation est la priorité avant les droits humains et impose de mettre les pêcheurs sous tutelle.
Aux côtés des fondations, le Comité Consultatif regroupe des chercheurs (Hilborn et Worms), le ministre danois des pêches, des représentants d’ONGE (Environment Defense Fund, WWF), des organisations internationales (Banque Mondiale), des représentants d’entreprises de pêche (Ecosse, Thoniers), des consultants divers, etc. Les principaux experts rédacteurs sont des scientifiques californiens (Costello) et les représentants d’EDF, grands promoteurs de la libéralisation des pêches aux Etats-Unis. Pour cette équipe, il s’agit de transférer le modèle libéral américain dans le reste du monde.

La conservation par la privatisation
L’activité de pêche est conçue en fonction de l’objectif prioritaire de la préservation des habitats, de la biodiversité et des ressources. Un écosystème sain et résiliant doit permettre de créer des richesses et de réduire la pauvreté, mais cela reste un objectif secondaire qui doit naturellement découler du premier. On sait pourtant que c’est loin d’être toujours le cas. Il faut d’abord payer le prix de l’ajustement et l’existence des ressources ne garantit en rien qu’elles bénéficient réellement à ceux qui en ont besoin pour vivre, surtout dans un système libéralisé. Il existe même une malédiction des ressources pour les plus pauvres.

L’objectif de conservation entraîne des contraintes qui peuvent mettre à mal les conditions de vie de communautés côtières. Les auteurs reconnaissent d’ailleurs que la création des réserves ne garantit pas que les avantages compensent les contraintes. Les réserves entraînent en effet des pertes de zones de pêche, des coûts de contrôle importants, il faut aussi beaucoup d’argent pour le suivi scientifique et l’organisation de la réserve. Ces coûts seront largement supportés par les pêcheurs côtiers car la solution privilégiée est de leur attribuer des droits d’usage territoriaux sur leurs zones de pêche en y intégrant des réserves intégrales. L’attribution de ces droits collectifs - en soi positive - se fait donc sous tutelle des organisations conservationistes (Scientifiques et ONGE).

Pour les pêches du large, le choix du rapport est clair, il s’agit de généraliser les quotas transférables, individuels ou collectifs. Il est également préconisé d’interdire des zones de pêche, de limiter sévèrement, sinon d’interdire le chalutage, d’interdire les filets maillants dérivants, de lutter contre toutes les captures accessoires. Tous ces objectifs peuvent être atteint par la mise en œuvre de « Policy-market dynamics », des logiques marchandes. Il s’agit bien sûr des QIT (Quotas Individuels Transférables) et concessions transférables, de pressions diverses sur les acheteurs, transformateurs, distributeurs, consommateurs par la diffusion de listes, les labels (MSC), les campagnes de boycott, la mobilisation des chefs, la remise en cause des subventions et détaxes. Les succès de gestion sont abusivement présentés comme le résultat de la mise en œuvre des QIT alors que le simple respect des limites de captures (TAC) ou la limitation de l’effort de pêche, sans la transférabilité, suffit à l’expliquer.

L’objectif recherché avec la conservation est le Rendement Economique Maximum, c’est-à-dire, au-delà même de la rentabilité de la pêche, la rente maximale. Cette rente implique un faible nombre de bateaux et de pêcheurs et permet de privatiser et faire payer en totalité par les entreprises de pêche l’ensemble des coûts liés à l’activité (recherche, contrôle, suivi, administration, développement portuaire, sécurité, etc). Les rapporteurs oublient de préciser que l’ensemble de ces coûts s’ajoutent au prix des quotas et impliquent généralement une baisse des revenus des pêcheurs salariés. Contrairement à ce qui est souvent prétendu, les coûts de contrôle des QIT et diverses contraintes sont d’ailleurs très élevés (estimation : 20% de la valeur des captures). On comprend qu’il faille pour cela dégager une rente maximale !

50 en 10
En novembre 2012, à Vancouver, 36 organisations se sont retrouvées pour un atelier de quelques jours afin de mettre au point la mise en œuvre du programme « Charting a course ». Ils ont intitulé ce projet « 50 in 10 », ce qui veut dire restaurer 50% des pêcheries en 10 ans. Le plan a été décliné par grands types de pêcheries, de pays et plus particulièrement pour les pêches côtières. Parmi les organisations se retrouvent les grandes fondations libérales, les organisations des Nations Unies (FAO , Banque Mondiale), des chercheurs (Hilborn), des ONGE ( WWF, Oceana, Rare, EDF, Conservation International, The Nature Conservancy, etc), des multinationales des pêches ( Nippon Suisan-Cité marine), des organisations de pêcheurs de Suède et des Etats-Unis, des représentants d’Etats ( Pays-Bas et USAID).

L’atelier consacré aux pêcheries côtières est particulièrement intéressant car ce secteur représente un casse-tête pour les libéraux, difficile à contrôler et socialement sensible. Ils se sont interrogés sur la manière d’attirer le capital privé dans ce secteur qui nécessite de gros financements. Les ONGE interviennent déjà massivement dans ce secteur en organisant des réserves et AMP et leur rôle est appelé à se renforcer. L’introduction des QIT est envisagée pour certaines ressources, en particulier celles qui sont partagées avec les pêcheurs du large. Le compte-rendu précise qu’ « il est nécessaire de mener une campagne d’éducation d’envergure pour dépasser la peur et le rejet initial de la gestion par les droits de pêche [6] » . Cependant l’orientation la plus prometteuse est celle qui permettrait d’associer une entreprise disposant du monopole de la commercialisation du poisson avec une communauté disposant de droits d’usage territoriaux et de gestion sur des zones de pêche intégrant des réserves intégrales. Le rapport « Charting a Course » indiquait également la nécessité de modifier les lois pour permettre ces monopoles marchands. « Le marché a la possibilité de faciliter l’établissement des systèmes de droits d’usage territoriaux si les lois du pays sont modifiées pour donner aux transformateurs et acheteurs des droits d’accès exclusifs à certaines zones » [7]. Les pêcheurs côtiers seront ainsi totalement entre les mains des mareyeurs et transformateurs, eux-mêmes soumis aux ONGE. Ce système commence à se mettre en place en Indonésie avec l’appui du WWF. Le rôle dévolu aux ONGE dans ce programme est important et même souvent central. Certaines jouent d’ailleurs un rôle majeur dans l’organisation et l’animation du séminaire, comme EDF qui a préparé le rapport introductif et contrôlé l’élaboration de « Charting a course ». L’ensemble des ONGE, quelle que soit leur orientation, sont mobilisées pour faire avancer le programme, qu’il s’agisse des pressions sur les distributeurs, les consommateurs, les restaurateurs, la presse, les élus ou la mise en œuvre directe des projets pour certaines. Ainsi le rôle de Greenpeace est largement souligné même si cette ONG n’est pas directement associée au projet. Les fondations sont là pour fournir en abondance les fonds nécessaires et Greenpeace International en bénéficie largement pour ses actions auprès du public et des distributeurs.

Multinationales, Fondations et Nations Unies
L’initiative la plus récente concerne la création de la Commission Océan Mondial, créée en 2013 par les grandes fondations anglo-saxonnes (Pew, Moore, Oak, Marisla, Waitt, etc). Elle regroupe des dirigeants politiques de haut niveau (ministres et présidents), des industriels comme Tata. Son but affiché est d’élaborer des propositions à soumettre à l’ONU en 2014 pour la gestion et la protection des eaux internationales. C’est donc le secteur privé qui se met en situation de proposer la politique publique en ce domaine. Pour Pew, il s’agit surtout de promouvoir son programme de réserves intégrales immenses sur le modèle de celle des Chagos ou de Palau. Pour Palau, un micro-état du Pacifique de 21000 habitants, Pew a obtenu l’interdiction de la pêche commerciale sur l’ensemble de la ZEE, de la taille de la France, en échange d’une promesse de développement du tourisme. Pew fait actuellement le siège des instances françaises dans le Pacifique pour faire avancer ses projets de réserves géantes [8]. Evidemment, pour Pew, le tourisme est toujours préférable à la pêche ; les plongeurs admirateurs de coraux et de baleines, voyageant par avion pour loger dans des hôtels, ont pourtant une empreinte écologique supérieure aux pêcheurs, sans parler des impacts sociaux du tourisme de masse.

L’autre objectif clairement affiché de ces fondations issues de grandes multinationales est de contrôler le développement de toutes les activités marines, des transports à l’extraction de minéraux. Comme à terre, la création de grandes réserves sans pêche permet de justifier le développement d’activités extractives potentiellement plus destructrices et polluantes, même si elles sont fortement encadrées. Une grande rencontre est organisée à Washington, en avril 2013, entre la Commission Océan Mondial et le Conseil Mondial des Océans, organisme qui regroupe la majorité des grandes entreprises concernées par les eaux internationales, entreprises pétrolières, minières, de transport et aussi, curieusement la « Cape Cod Commercial Hook Fishermen’s Association ». Ces ligneurs de Nouvelle-Angleterre sont financés à renfort de millions de dollars par des fondations, un bel alibi pour montrer que les fondations soutiennent les petits pêcheurs, mais ne sont-ils pas achetés pour servir de caution à la mainmise des multinationales sur les ressources des mers de la planète ?

De manière très claire, les organisations de pêcheurs artisans, regroupées dans les deux forums, le WFF et le WFFP, ont pris position contre le Partenariat Mondial pour les Océans et ses options en faveur de la généralisation des politiques de privatisation des ressources de pêche. Elles dénoncent le fait que les pêcheurs n’ont pas du tout été associés à l’élaboration de cette politique et ils demandent que les politiques des pêches soient définies dans le respect des droits humains et pour assurer la liberté, la souveraineté alimentaire et la dignité des pêcheurs [9]. Pour sa part la FAO a engagé un long processus de rencontres avec des pêcheurs artisans dans le monde entier pour élaborer un programme de soutien à la pêche artisanale. C’est un pas important vers la reconnaissance des droits des pêcheurs artisans, mais que pèsent-ils face aux puissances d’argent qui contrôlent les processus de décision avec la connivence de grandes ONGE qui prétendent représenter les citoyens et même les intérêts des pêcheurs, sans vergogne ?

Alain Le Sann, 17 avril 2013

[1Jean-Paul Fitoussi, Le théorème du lampadaire, Les Liens qui Libèrent, 2013, 250 p

[2International Collective in Support of Fishworkers, www.icsf.net/

[3Samudra report, N° 51, Novembre 2008

[4California Environmental Associates, Charting a Course to Sustainable Fisheries, Juillet 2012, 120 p.

[5cf la position d’Oceana et de Greenpeace approuvant la réforme libérale des pêches au Chili

[650 in 10 Design Workshop, proceedings, Vancouver 7-8 November 2012. 43 p.

[7Op. cit, Charting a Course for Sustainable Fisheries, p 108

[8Scientists Say More Large Ocean Wilderness Parks Needed, April 15, 2013, on RedOrbit

[9Fishers groups express reservations about Global Partnership for Oceans, in Samudra News Alerts, 21 mars 2013

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