Pourquoi les sardines raffolent des châtaignes

, par  MOLLO, Pierre

Depuis la nuit des temps, le lien entre la terre et la mer démontre comment le ferment de l’une profite à la grande diversité des espèces de l’autre. La preuve : les sardines raffolent des châtaignes.

Avant d’aborder les sardines bretonnes, faisons un détour par le Japon. Une belle histoire nous est enseignée par un ostréiculteur, Shigeatsu Hatakeyama, aussi connu comme « L’Homme qui plantait des arbres pour nourrir ses huîtres ».

Des huîtres et 10 000 enfants par an
En 1989, les huîtres de Shigeatsu deviennent impropres à la consommation suite à une marée rouge. Il observe, enquête... et trouve une solution originale au problème. Il s’aperçoit que les micro-algues toxiques rouges se nourrissent de la pollution de la rivière voisine. Or, il a aussi remarqué que les feuilles des arbres de la forêt qui borde cette rivière filtraient naturellement les eaux pluviales terrestres, en même temps que le fleuve charriait vers la mer des nutriments issus de la décomposition des feuilles, nutriments qui nourrissent les huîtres.
Il réalise à ce moment que l’écosystème ne peut être compris que dans sa globalité : « La solution consiste à reconstruire l’écosystème de la terre à la mer. Il faut de l’humus pour nourrir les huîtres ! » Parce que l’humus contient du fer, des sels minéraux... qui rendent possible la photosynthèse grâce à la lumière. L’humus permet au phytoplancton de se développer… et aux huîtres de se nourrir.
Il propose alors à toutes les communautés situées autour de son bassin versant de planter une forêt de feuillus en amont de l’estuaire. Des agriculteurs le suivent dans cette aventure, une poétesse riveraine crée le mouvement « La forêt est amoureuse de la mer »… et le miracle opère : petit à petit, la qualité des eaux s’améliore à un point tel que la culture d’huîtres peut reprendre.
Vingt-cinq ans plus tard, 30 000 arbres ont été plantés sur les berges de la rivière, des programmes sont menés pour supprimer les pesticides dans les cultures et réguler le ruissellement des eaux. L’expérience est connue dans tout le pays. Elle figure aujourd’hui dans les programmes scolaires du Japon. Chaque année, 10 000 enfants sont invités sur place pour planter des arbres et prendre conscience du lien entre l’activité humaine, l’eau des rivières, le sol, la forêt et la mer.

Déjà, il y a 3 milliards d’années…
Pour bien comprendre ce phénomène, un petit rappel historique s’impose. Alors que le phytoplancton peuplait l’océan depuis plus de 3 milliards d’années, une partie du monde végétal microscopique a quitté la mer. Des noces légendaires entre une micro-algue et un champignon naquirent les lichens qui colonisèrent la terre ferme, il y a de cela 600 millions d’années. Cette étonnante association entre une algue et un champignon, chaque plante bénéficiant des qualités de l’autre, s’appelle une symbiose. De là, toutes les variétés de plantes terrestres se sont développées, jusqu’aux grands arbres à feuilles.

Les forêts produisent aujourd’hui près de la moitié de l’oxygène dont le monde vivant a besoin. Grâce au couvert végétal formé par les feuilles tombées au sol, les arbres participent à l’humus des sols, lequel stocke et filtre de grandes quantités d’eau et d’humidité.

Ainsi à l’origine la mer a-t-elle nourri la terre, et contribué, par les échanges gazeux mer-atmosphère, à produire 50 % de l’oxygène, grâce au phytoplancton. Désormais, la terre rend à l’océan sa part pour que la grande diversité des espèces halieutiques puisse se développer.

L’épopée de la sardine
Tournons-nous maintenant vers la Bretagne des années 1950-1960 en Bretagne. La pêche artisanale morbihannaise dans le Mor Braz (Grande Mer, située entre Le Croisic et Quiberon, ceinturée par les îles Hoedic, Houat et Belle-Île) va vivre une formidable épopée de la sardine. Dans le prolongement de cette zone, il faut aussi associer la ria d’Etel et les presqu’îles de Gâvre et de Port-Louis.
Chaque année, au printemps et en été, les sardines se donnent systématiquement rendez-vous dans le Mor Braz. Les bateaux vont armer pour cette pêche à la bolinche, les sardines seront débarquées à proximité des ports où sont installées une quinzaine de conserveries.
Pourquoi ce regroupement de sardines tous les ans dans cette baie ? Lorsqu’arrive le printemps, la température de la mer se réchauffe, ainsi le phytoplancton se multiplie et le zooplancton, comme les copépodes herbivores, petits crustacés de quelques centaines de microns, se régalent de cette manne providentielle de nourriture végétale microscopique. Cela tombe bien, car les copépodes sont la nourriture d’excellence des… sardines, nous y voilà, et ce depuis leur naissance jusqu’à la taille où elles vont se reproduire. D’où leur arrivée en nombre !

Le phytoplancton ? Un rôle clé…
Et le phytoplancton quant à lui, comment se nourrit-il et quel rôle joue-t-il ? Comme toutes les plantes, les micro-algues qui composent le phytoplancton sont des organismes qui fabriquent leur substance à partir du gaz carbonique (CO2) et de composés minéraux (azote, phosphate, fer silice…) dissous dans l’eau.
Pour cela, elles utilisent l’énergie de la lumière qu’elles captent grâce à la chlorophylle contenue dans leurs cellules. Acteurs de la photosynthèse (plus 50 % de l’oxygène de la planète), l’eau, la lumière, le CO2 et les sels minéraux sont les éléments essentiels de la vie végétale sur terre comme en mer. Le phytoplancton participe donc à la photosynthèse
Le phytoplancton trouve les sels minéraux dans son environnement. Ceux-ci existent à l’état naturel dans la composition des roches, la décomposition organique des feuilles dans l’humus des forêts. Provenant de l’érosion, ces sels minéraux circulent par les bassins versants ; les rivières et les fleuves charrient des eaux riches en nutriments qui rejoignent le littoral. Cet apport en sels nutritifs dans la mer permet la présence massive de phytoplancton aux abords des estuaires et des baies.
Ce phytoplancton de qualité (les Diatomées en particulier) est absorbé par les organismes de petite taille, mais aussi par les filtreurs comme les bivalves (huîtres, moules…). Le phytoplancton est ainsi à la base de la chaîne des océans. Le zooplancton et les copépodes en particulier sont aussi les premiers à se nourrir de ces micro-algues en tant qu’herbivores. En conséquence, il n’est pas étonnant de voir ce garde-manger planctonique ravir les papilles de nos sardines du printemps à l’automne !
La preuve est donc faite que la terre nourrit la mer, et ce parfois même de très loin de l’intérieur des terres. Tel est le cas de notre Mor Braz : il bénéficie, depuis la nuit des temps, de l’estuaire de la Vilaine. Ce fleuve prend sa source à plus de deux cents kilomètres dans les terres, il a aussi la particularité de traverser le pays de Redon où les forêts de feuillus sont abondantes : châtaigniers, hêtres, chênes… ce qui nous autorise à imaginer des liens invisibles entre les châtaignes et les poissons. En effet, les feuillus apportent les minéraux indispensables au phytoplancton, lequel va nourrir les copépodes et ainsi rendre la zone du Mor Braz attractive… pour les sardines !

… mais point trop n’en faut !
Ce précieux équilibre est fragile ! Au début des années 1960, la décision est prise de construire un barrage d’estuaire sur la Vilaine, le barrage d’Arzal. Ce bétonnage à l’embouchure du fleuve va former un bouchon vaseux de sédiments de 3 à 4 mètres d’épaisseur, va faire disparaître la production de moules sur bouchots (2 000 tonnes annuelles) sur la commune de Tréhiguier. S’en suivront, quelques années plus tard, des marées rouges. Rappelons-nous l’histoire de notre ostréiculteur japonais : c’est la même.
Qui dit marée rouge dit phytoplancton toxique sur le Mor Braz, dû aux apports importants au moment des ouvertures de vannes (souvent à la fin du printemps), qui servent à évacuer le trop-plein de sédiments accumulés à l’amont du barrage. Cet apport excessif et soudain de matières organiques favorise le développement de bactéries qui vont, à leur tour, par leur décomposition, produire les éléments minéraux en trop grande quantité et interagir sur la qualité et la diversité du phytoplancton. Les micro-algues s’adaptant suivant la qualité des eaux dans lesquelles elles évoluent, elles auront un impact sur les réseaux trophiques.
La diminution du zooplancton et le déséquilibre de l’écosystème phytoplanctonique aboutiront alors à un dérèglement de toute la chaîne alimentaire… jusqu’au poisson. C’est pour cette raison que les sardines, ne trouvant plus la nourriture adaptée à la taille de leur bouche, vont quitter les zones de pêches traditionnelles. Ce sera, à la fin des années 1960, l’effondrement de la ressource de sardines dans cette zone et la fameuse crise économique de la sardine. La preuve est ici donnée que la diminution des ressources marines est, comme souvent, due à la dégradation de la qualité des eaux estuariennes, elle a un impact sur la diversité du plancton.

Un témoin à charge, à protéger absolument
La mer, les estuaires, les plages et l’estran doivent donc avoir une qualité d’eau d’excellence pour que les coquillages, les crustacés et les poissons puissent se développer. On l’a vu, le plancton a sa « propre histoire ». Quand apparaissent des problèmes de toxicité des produits de la mer, des mortalités ou la disparition d’espèces, on ne peut pas les expliquer si on ne sait pas ce qui s’est passé en amont dans les mois, les années qui précèdent. Le plancton est un indicateur et même plus, un vrai « témoin à charge » !
Il nous indique la cause des dérèglements : l’extraction des sédiments, l’effet barrage, les apports bactériologiques et chimiques, les mauvaises pratiques agricoles, l’urbanisation dans les zones sensibles... Autrement dit, tout ce qui peut altérer la composition de nos cours d’eau contribue à la modification du plancton, ce qui est susceptible d’entraîner des catastrophes en chaîne et de rendre difficile l’accès aux ressources alimentaires pour les générations futures.
Cette histoire de châtaignes et de sardines nous montre bien que, du pays de Redon au Mor Braz, un trait d’union a permis aux gens de terre d’être les alliés des gens de mer pour que de la mer nous vivions.

Quelques références

Des livres
L’Enjeu Plancton, l’écologie de l’invisible, de Maëlle Thomas-Bourgneuf et Pierre Mollo, éditions Charles Léopold Mayer, 2009.
Le Manuel du plancton, d’Anne Noury et Pierre Mollo, éditions Charles Léopold Mayer, 2013.
Permaculture humaine, de Bernard Alonso et Cécile Guiochon, éditions Écosociété, 2016.
La Forêt amante de la mer, de Hatakeyama Shigeatsu, éditions Wildproject, 2019.

Une interview
« Des cimes aux abysses », le lien qui unit océans et forêts et la manière dont interagissent ces deux écosystèmes, par Pierre Mollo et Pierre-Michel Forget, à retrouver sur
https://oceans.taraexpeditions.org/m/environnement/ocean-climat/des-cimes-aux-abysses-partie-1/

Des films tournés dans la région du MorBraz
Le Pays blanc, de Philippe Durand, 26 minutes, 1974.
La Mer féconde, de Geneviève Delbos et Pierre Mollo, 26 minutes, 1980.
Une mer en ses terres, Marée noire, marée verte, marée rouge, de Geneviève Delbos et Pierre Mollo, 27 minutes, 1983.
30 ans de pêches à Houat, réalisation Pierre Mollo, 60 minutes, un document d’archives sur les activités de pêche dans le Mor Braz des années 1960 à 1973, des scènes de pêche à la sardine, la construction par les pêcheurs d’une écloserie pour le homards à Houat…
Le Pays aux pieds d’argile, de Nicolas Ploumpidis, 52 minutes, 2019.
Contre vents et marées, de Nicolas Deschamps, 52 minutes, 2013, l’homme qui plantait des arbres pour sauver ses huitres.

Avril 2020

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