Le piège des Accords de Partenariat Economique (APE)
Cette stratégie de l’UE en Afrique de l’Ouest ne vise qu’à assurer l’approvisionnement de son marché et de ses industries de transformation en délocalisant différentes flottes qui ont contribué à l’appauvrissement de ses mers et qu’il faut coûte que coûte envoyer vers les mers d’Afrique au nom d’un partenariat douteux “gagnant-gagnant”.
Il faut souligner ici que l’UE a un partenariat économique avec l’Afrique et d’autres pays des Caraïbes et du Pacifique (ACP), depuis les années 1970, et qu’elle le modifie et l’impose aux Africains en utilisant tous les moyens de pression dignes d’un empire colonial.
Si la société civile africaine, avec ses faiblesses, ne s’était pas mobilisée, la cause serait entendue depuis longtemps. Mais les Africains (autorités politiques, secteurs privés africains, mouvements de la société civile et les populations) ne se sont pas encore départis de leurs tares et manquent de constance dans la défense de leurs intérêts et de leur souveraineté dans l’orientation de leurs politiques économiques.
L’UE, puissance économique qui semble en perte de vitesse dans la lutte pour l’approvisionnement en matières premières indispensables pour ses économies, a mis en branle toute une stratégie d’anticipation, de prospectives, en mobilisant ses experts, ses chercheurs et tous les moyens pour négocier avantageusement ses intérêts stratégiques. Pendant ce temps, l’Afrique ne mobilise ni ses experts, ni ses atouts pour sortir victorieuse de ces négociations pour son avenir.
L’APE qui est un accord-cadre va orienter tous les accords et protocoles spécifiques comme celui du partenariat pêche au profit des intérêts bien compris de l’empire européen. La CEDEAO, qui a un projet régional fédérateur et d’intégration de ses politiques économiques et sociales pour un marché commun depuis plus de 30 ans, n’arrive toujours pas à tirer des avantages de sa coopération avec l’Union Européenne. Les données du monde ont évolué et le principe : « Les pays n’ont pas d’amis mais des intérêts » doit être compris par les autorités africaines pour réfléchir par elles-mêmes et pour elles-mêmes.
L’APE va perturber les efforts entrepris entre les Africains pour favoriser les importations interafricaines, le commerce intra régional et le projet de création d’un marché commun. L’APE va favoriser l’importation de produits européens qui, souvent, sont soutenus, subventionnés et entretiennent la dépendance et la détérioration des termes de l’échange des matières premières.
Méfiance envers l’accord de pêche UE-Sénégal
Au Sénégal, si l’accord de partenariat pêche a suscité beaucoup de polémiques et de confusion, c’est parce que l’opinion publique sénégalaise a une hantise de la signature d’accords de pêche du fait des scandales et des autorisations douteuses qui ont marqué le régime libéral de Wade et font encore peur aux pêcheurs.
Comme l’APE a déjà balisé et verrouillé les intentions de l’UE, cet accord de pêche n’allait pas déroger à la stratégie qui est d‘occuper systématiquement toute la zone Afrique pour permettre à ses flottes d’évoluer à leur guise et exploiter les stocks de thons et autres espèces qui migrent le long des côtes africaines.
L’article 3 de l’accord de partenariat est très explicite dans ce sens et engage le Sénégal à ne pas accorder de conditions plus favorables que celles régies par le présent accord aux autres flottes étrangères présentes dans ses eaux, dont les navires présenteraient les mêmes caractéristiques et cibleraient les mêmes espèces que celles couvertes par le présent accord. On retrouve cette disposition qui est déjà contenue dans l’accord de partenariat économique et qui montre l’état d’esprit de l’UE envers ses partenaires africains.
L’UE a aussi profité des négociations avec le Sénégal pour abroger l’accord de pêche suspendu en 2006 et qui était en vigueur depuis 1981 (article15). Les négociateurs sénégalais n’avaient pas une vue prospective, contrairement aux Européens qui ont vu que l’accord de 1981 n’était plus d’actualité et qu’il fallait le revêtir d’un autre manteau.
Le dispositif négocié peut amener demain l’UE à convoiter d’autres espèces, même si elle déclare être en conformité avec la Convention du droit de la mer sur le surplus. Les articles 6 et 7 du protocole de mise en oeuvre (révision des possibilités de pêche et nouvelles possibilités de pêche et pêche expérimentale) de ce présent accord nous préparent déjà à ces éventualités. L’article 7 de l’accord de partenariat pêche a institué une commission mixte où ces discussions peuvent se mener sans tambour ni trompette.
Qu’est-ce qui a mené à la suspension de l’accord en 2006 ?
Les flottes de l’UE ont pillé pratiquement toutes les espèces démersales côtières et profondes de 1981 à 2006 et finalement ont affirmé que leurs possibilités de pêche avaient baissé, donc qu’il fallait revoir la compensation financière ; ce que les acteurs sénégalais n’ont pas voulu entendre de la part d’un vaste mouvement de protestation de masse des pêcheurs artisans. Mais cette suspension n’a pas arrêté l’hémorragie avec les sociétés mixtes qui ont continué à pêcher les mêmes espèces et approvisionner principalement le marché européen. L’UE revient encore pour proposer la création et la coopération avec de nouvelles sociétés mixtes (article 10 de l’accord) alors que celles qui existent posent problème.
Pourquoi l’audit de cette flotte (espagnole pour l’essentiel), commandité depuis les assises de la pêche après la première alternance politique en 2000, n’a jamais été publié ? Pourquoi tous les ministres de la pêche de passage au ministère passent sous silence cet audit ? Même Haïdar, un ministre écolo et activiste se proclamant militant dans les organisations professionnelles de pêcheurs, s’est tu jusqu’à son limogeage. L’actuel président de la république, élu pour marquer les ruptures tant demandées par les communautés de pêcheurs, et qu’il avait promises, tarde à déclassifier ce rapport d’audit de la flotte des sociétés mixtes que d’aucuns appellent « sociétés écrans ou sociétés de complaisance ».
Le front social, dans l’unité d’action, était initié, orienté et financé par les 2 principales organisations d’exportateurs, le groupement des armateurs exportateurs (GAIPES) et l’union patronale des mareyeurs exportateurs (UPAMES), avec leurs bataillons de travailleurs et travailleuses de leurs unités de transformation.
La pêche artisanale, constituant la grande masse, a participé à la mobilisation pour donner un cachet populaire à ce vaste mouvement de protestation et de dénonciation. L’option de mener cette campagne dans les localités des communautés de pêcheurs a accentué la prise de conscience de la complicité des autorités politiques et administratives dans le gaspillage de nos ressources.
L’UE est revenue à la charge après la révision de sa politique des pêches, où l’accent est mis sur sa politique externe qui lui assure une grande part de l’approvisionnement de son marché. Elle met en exergue le lien entre l‘aspect financier (la compensation pour les possibilités de pêche) et la coopération pour un partenariat au développement de la pêche (appui sectoriel). Ce dispositif a toujours existé dans les accords de pêche et d’importantes sommes d’argent ont été englouties et ont surtout servi aux administrations et la recherche. Le secteur artisan n’a reçu qu’une infime partie pour un renforcement douteux des capacités.
Les critiques des syndicats de marins
Certains syndicats de marins et surtout les observateurs sont allés à contre courant de ce mouvement, espérant y trouver leur compte avec la crise du chômage des marins et des observateurs qui touche le port de Dakar.
Un responsable de syndicat de marins, Beytir N’Doye, décrit le calvaire que rencontrent les travailleurs et travailleuses au port de Dakar : “Le travail des gens de mer est très pénible. Éloignés de leur famille et expatriés des océans de tout poil, les gens de la mer vivent dans la précarité la plus absolue. Ils ne bénéficient ni de protection sociale encore moins de soins médicaux à bord. « La majorité des marins n’ont pas droit à une sécurité sociale. Beaucoup d’entre nous décèdent en mer au cours de leur évacuation. Les maladies les plus bénignes sont mortelles à cause d’une mauvaise prise en charge médicale. Les conditions de rémunération sont inhumaines, les conditions de logement et d’hygiène pitoyables. À cela s’ajoute l’absence de soins de santé et du bénéfice de l’Institution de prévoyance retraite du Sénégal. Les marins sont relégués au bas de l’échelle de l’entreprise alors qu’ils sont un maillon essentiel de la compétitivité et de la rentabilité. Alors que la pêche en mer est l’un des secteurs où les conditions de travail sont les plus dures ».
Il a par ailleurs déploré leur non-implication dans les accords de pêche concernant l’embarquement de 20 % de marins des ACP. « Ils mettent les marins sénégalais sous une pression de chantage et de précarité qu’on n’a jamais vue dans la signature d’un accord. L’accord donne la possibilité d’ouvrir une sorte de compétition d’embauche avec d’autres pays ACP alors que la priorité devrait être réservée aux Sénégalais », se désole-t-il. Selon lui, le point sur l’embarquement des marins est catastrophique, en ce sens que les ressortissants sénégalais peuvent être laissés en rade par les navires de l’UE au profit des marins des autres pays ACP. Aussi, plaide-t-il pour la révision de cette disposition. Entre autres griefs, M. Ndoye a fait cas des difficultés à constituer des syndicats au risque d’être licenciés par les armateurs.”
Dans l’accord de pêche, rien n’indique formellement que l’embarquement d’observateurs et de marins sénégalais était obligatoire et un acteur l’exprime ainsi :
“ Alors que le ministre de la Pêche, Ali Haïdar, affirme que cet accord bilatéral est avantageux pour le pays, des points de l’entente ne militent pas clairement en faveur des intérêts du pays. Il s’agit notamment des aspects sur l’obligation faite aux bateaux européens de débarquer leurs captures au Sénégal pour l’approvisionnement des usines du pays, et celle d’embarquer des marins sénégalais.
Sur le premier point, l’utilisation du terme « pourront » laisserait la porte ouverte à une vente des produits de la pêche à l’étranger. « Avec un navire battant pavillon étranger, le produit à bord devient du coup espagnol ou d’une autre nationalité, mais pas sénégalais », et, il se demande « comment une autorité sénégalaise peut-elle imposer la vente sur le territoire sénégalais d’un produit étranger ? »
L’autre point soulevé concerne le recrutement du personnel à bord des embarcations de pêche. Il est stipulé au chapitre 4 de l’accord qu’« au moins 20% des marins embarqués pendant la campagne de pêche thonière de la zone de pêche sénégalaise seront d’origine sénégalaise ou éventuellement d’un pays ACP ». « Le hic est que le Sénégal fait partie intégrante des Etats ACP et que cela serait source de confusion car un armateur peut valablement aller recruter des Malgaches ou d’autres nationalités dans le Pacifique en lieu et place des Sénégalais ». Ce point de vue se reflète au point 2 du chapitre 5 de l’annexe du protocole, où il est dit que les armateurs s’efforceront d’embarquer des marins originaires du Sénégal. C’est-à-dire à l’appréciation et à la discrétion de l’armateur.
Un front affaibli.
Maintenant que cet accord de partenariat pêche est en cours de ratification au niveau de l’UE, quel est l’avenir de ce front social ?
Le nouveau ministre de la pêche s’est déplacé récemment à Bruxelles avec dans ses valises des représentants du GAIPES et de l’UPAMES. Est-ce que c’est le déblocage des licences de pêche refusées par l’ancien ministre de la pêche qui a fait que ces organisations sont revenues à de meilleurs sentiments ?
En tout cas ce front social s’est ramolli et c’est la bousculade par certains responsables d’associations, surtout de la pêche artisanale, pour faire partie de la commission mixte qui a en charge le suivi, l’évaluation et la proposition de projets pour l’appui sectoriel, mais sans concertation ni sensibilisation des communautés de pêcheurs pour recueillir leurs avis. Cette attitude pose le problème de l’organisation des communautés de pêcheurs et de leurs représentants dans leur capacité à maintenir leurs revendications et leur place dans le front social. Les intérêts de chaque corporation ne sont pas les mêmes et cela doit se refléter dans les prises de position au sein du front social pour la défense et la protection des ressources halieutiques.
La réalité est que l’UE comme l’Etat du Sénégal vont se rabattre sur leurs organisations satellites locales pour influer sur le cours des discussions et parachever leurs desseins. Parmi ces organisations satellites, on peut trouver des ONG comme le WWF, qui ont reçu de l’UE et d’autres organisations internationales 10,5 millions € pour mettre en place une meilleure gouvernance et contrôle des pêches. Un budget de 4 ans pour l’Afrique de l’Ouest, à comparer aux 14 millions€ versés à l’Etat sénégalais, sur 5 ans, par l’UE, en échange des droits de pêche. En décembre 2014, moins de 2 ans après, les bureaux du WWF à Dakar ont été fermés, sans doute pour détournement de fonds… [1] Cette décision de fermeture du bureau régional de Dakar émane de son conseil d’administration international à la suite d’une évaluation de leurs opérations et de leur présence sur le terrain en rapport avec leurs activités et leurs aspirations. Selon leur directeur général, « l’évaluation a estimé qu’il n’est pas pratique ni économique pour le WWF de relever les défis rencontrés dans la région avec le modèle opérationnel actuel ». Il faut rappeler que bien avant la fermeture du bureau régional de Dakar, des responsables, dont le directeur, avaient été sanctionnés et remerciés.
Les Africains doivent conquérir leur autonomie.
La conclusion va emprunter un autre regard à un groupe d’experts africains, coiffé par Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU et lauréat du prix Nobel de la paix, dans un rapport de mai 2014 sur les progrès en Afrique (Africa Progress panel)
"Alors que l’Afrique affiche une croissance insolente, un nombre trop élevé de nos concitoyens ne parvient pas à s’extraire de la pauvreté. Le Rapport sur les progrès en Afrique de cette année conclut que l’accélération du changement en Afrique passera obligatoirement par une véritable valorisation de notre agriculture et de notre pêche, qui permettent à près de deux tiers des Africains de gagner leur vie.
Pour que la majeure partie de la population du continent bénéficie des réussites économiques récentes de l’Afrique, nous devons impérativement cesser de nous désintéresser de nos communautés d’agriculteurs et de pêcheurs. Il est temps pour l’Afrique de mener ses révolutions verte et bleue.
Ces révolutions sont amenées à modifier profondément, et de façon extrêmement positive, le visage de notre continent. Pourvoyeuses d’emplois et de perspectives considérables, ces révolutions permettront surtout d’améliorer sensiblement la sécurité alimentaire et nutritionnelle en Afrique. À l’échelle du continent, la malnutrition signe avant tout l’échec des autorités politiques, et nous devons immédiatement remédier à cette carence démobilisatrice. Les agriculteurs et les pêcheurs africains sont tout à fait aptes à relever ce défi, à condition qu’on leur donne leur chance. Pour cela, il est impératif que leurs gouvernements fassent preuve d’une plus grande ambition à leur égard. En outre, les gouvernements des pays africains doivent dès à présent développer des infrastructures adaptées et veiller à ce que tous puissent accéder aux systèmes financiers. Pour les agriculteurs, l’accès au secteur financier — c’est-à-dire au crédit, à l’épargne et à l’assurance — permet de s’assurer contre certains risques, comme la sécheresse, et d’investir de façon plus rentable dans des semences de meilleure qualité, des engrais ou des pesticides. Grâce à des routes en bon état et des installations de stockage de qualité, les agriculteurs sont en mesure de commercialiser leurs récoltes avant qu’elles ne pourrissent en plein champ. Les obstacles au commerce et les carences des infrastructures empêchent nos agriculteurs de faire véritablement face à la concurrence. On leur demande de monter sur le ring avec les mains attachées derrière le dos. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les importations de denrées alimentaires de l’Afrique s’élèvent à 35 milliards de dollars US par an. Investir dans les infrastructures représente un coût non négligeable. Toutefois, une partie de l’écart de financement en la matière pourra être comblé si l’on parvient à faire cesser le pillage généralisé des ressources naturelles de l’Afrique, qui ne fait qu’aggraver la pauvreté dans un continent pourtant si riche. Cela doit cesser immédiatement. Le Rapport sur les progrès en Afrique de l’année dernière a démontré que les mouvements de capitaux illicites, souvent effectués à des fins d’évasion fiscale par les industries extractives, coûtaient à l’Afrique davantage que ce que notre continent perçoit dans le cadre de l’aide internationale ou des investissements étrangers. Le rapport de cette année montre comment l’Afrique perd également des milliards de dollars en raison de pratiques illégales et criminelles dans le secteur de la pêche et de l’exploitation forestière. Nous ne faisons qu’accumuler des problèmes pour l’avenir. Une caste corrompue enrichit sa fortune personnelle, tandis que la très grande majorité des Africains d’aujourd’hui et de demain ne peut profiter de ressources collectives susceptibles de fournir à tous des revenus, des moyens de subsistance et une meilleure alimentation. En n’apportant pas de solutions à ces problèmes, nous semons les graines d’une récolte amère.”
Lamine Niasse, membre et Correspondant du Collectif Pêche et Développement à Dakar (Sénégal)
Janvier 2015