Ce que l’anthropologie est réellement, c’est une exploration des conditions et des possibilités de la vie humaine dans le monde. Tim INGOLD, Wayfarins Toughts : Life, Mouvement and Anthropology, 2011
Assurer et préserver la santé de l’océan, défi majeur des décennies à venir, c’est obligatoirement prendre en compte et connaître la vie des hommes et des femmes qui le parcourent et l’exploitent : marins-pêcheurs et conchyliculteurs, plaisanciers, industriels, mais aussi habitants des communes littorales, touristes, etc.
L’océan et les sociétés sont en interactions constantes : l’océan nourrit les hommes mais peut aussi les détruire. L’homme essaie de le soigner mais peut aussi lui nuire.
Pourtant, il ne suffit pas de dire qu’on va sauver l’océan et subséquemment améliorer le sort de la société. Et il est en tout cas inconcevable de vouloir sauver l’océan sans tenir compte de ses interactions avec l’homme, des usages et des pratiques quotidiennes. Il est enfin inacceptable que cette action de préservation et de protection entraîne des préjudices à certaines catégories sociales et professionnelles, au détriment de l’équilibre, du climat social et de la santé des sociétés littorales et maritimes, donc de la société en général.
Analyse anthropologique et sociologique des relations entre pêcheurs et écologistes
Pour rétablir et assainir la relation océan-société, il faut au préalable analyser les interactions et les controverses entre les différents acteurs du maritime, afin de comprendre le problème de façon la plus objective et la plus impartiale possible.
Nous allons nous pencher sur les origines et les mécanismes de la relation entre professionnels de la pêche maritime et environnementalistes. Cette relation, la plupart du temps conflictuelle et récurrente, n’est pas propice à une pêche durable et responsable. Les pêcheurs se sentent agressés et menacés dans l’exercice de leur métier ; les environnementalistes, de leur côté, défendent leur mission en utilisant les moyens médiatiques et physiques les plus violents et certains visent, à terme, à condamner les activités halieutiques de façon radicale et définitive.
En effet, la sauvegarde et la protection de l’océan ne peuvent pas reposer simplement et uniquement sur la polémique, qui n’oppose que des points de vue restrictifs et incontournables, polémique à laquelle il faut substituer la problématisation, comme le préconisait le philosophe Michel Foucault [1]. Or, c’est presque toujours sur le ton de la polémique (en grec, polemos, signifie « la guerre ») que les environnementalistes abordent la question de la protection de l’océan et de la gestion de la ressource marine. Ils condamnent sans discernement les activités de pêche dont ils n’ont parfois qu’une connaissance partielle et partiale ou en détournant les données scientifiques les plus pointues, quand ils ne nourrissent pas tout simplement des intérêts politiques et financiers qui les éloignent de la sauvegarde de l’environnement et de l’écologie. La santé de l’océan s’inscrit pourtant dans la définition de la santé par l’OMS qui la définit comme « un bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. »
Ces arguments polémiques et idéologiques reposent et s’appuient sur ce que les psychologues sociaux appellent des représentations sociales, des images mentales partagées qui permettent à l’individu de se construire un savoir sur le monde, de le justifier, de justifier ses propres actions et d’anticiper les actions et les comportements des autres. Les représentations sociales sont, sans leur être totalement assimilables, proches des stéréotypes et des clichés.
Or, diffusés à grande échelle, les représentations sociales et les clichés sont des armes médiatiques redoutables pour entretenir une polémique. Ils s’assoient sur un processus de catégorisation de l’autre, l’enferment dans une image quasi-définitive qui s’accompagne d’un processus de généralisation des traits identitaires et des comportements d’un individu ou d’un groupe.
Le cas des marins-pêcheurs est un cas d’école. Depuis les vieilles images folkloriques du « bon vieux pêcheur » à celle du patron de pêche comme technicien hyper pointu des temps modernes, chacun sait – ou croit savoir – ce qu’est un marin-pêcheur et ce qu’est la pêche maritime. Pour l’opinion publique prise au sens large, les pêcheurs sont courageux et rustres, « têtes brûlées » et travailleurs mais aussi derniers « chasseurs-cueilleurs » - ce qui sur l’échelle de la classification évolutionniste, les maintient, dans l’imaginaire collectif, à un stade primitif de la production et de l’économie – et surtout, du fait de toutes ces caractéristiques, ils sont des destructeurs de la ressource et pêchent de façon individualiste et irresponsable, en dépit des moyens hyper sophistiqués et des travaux scientifiques mis à leur disposition.
Cet amalgame de descriptions folkloriques et de clichés est inscrit dans l’opinion publique qui les reproduit de manière routinière au gré d’un documentaire télévisé sur la surpêche et la disparition imminente des poissons dans la mer ou à la lecture d’un article sur la capture accidentelle des dauphins. Les mots-clés de cette vision sont surpêche, destruction de la ressource et des fonds, dépeuplement des océans, ravage, irresponsabilité et parfois sauvagerie. La pêche maritime, activité multiple et variée, est assimilée d’un bloc à la surexploitation et à la disparition des poissons, indépendamment des réalités quotidiennes et des analyses scientifiques sur l’état de la ressource.
Sur un autre versant du problème, l’opinion publique, ignorant la manipulation médiatique dont elle est l’objet – mais c’est presque sa nature – nourrit aussi des représentations biaisées de ce que sont les défenseurs de l’environnement et les ONGE. Ainsi, puisque les pêcheurs détruisent l’océan et ses ressources, les environnementalistes, qui affirment vertueusement les protéger, apparaissent naturellement et sans discernement comme les sauveurs acharnés et désintéressés de la nature.
Aux stéréotypes négatifs qui décrivent le plus souvent les pêcheurs et la pêche (« Les chaluts ça détruit les fonds et les moteurs ça pollue » dit une lycéenne) s’opposent les clichés positifs à propos des militants écologistes (« Sea Shepherd c’est bien, ils sauvent les poissons » me dit une jeune femme lors d’un entretien).
Enfin, à ces représentations sociales, ces stéréotypes et ces clichés qui sont des processus psychosociaux « normaux », s’ajoutent une offensive de communication violente et puissante relayée par certains médias dont les recherches d’audimat et de profit les éloignent parfois de toute éthique professionnelle. Le journaliste Bernard Voyenne disait il y a un peu plus de 40 ans que la presse est comme la langue d’Esope, la pire et la meilleure des choses. L’écologue Christian Lévêque nous rappelle que « …la protection de la nature est aussi un grand business ! »
Deux réalités différentes des représentations sociales
On le voit, cette bataille repose sur une médiatisation et une communication dont le pouvoir sur l’opinion est sans commune mesure, tant les stéréotypes sont ancrés dans les esprits (pour rappel, le mot « stéréotype » est composé du grec tupos, empreinte, image et stéréo, solide, ferme, dur). Ainsi, catégorisation et généralisation font de la pêche une activité unique au fonctionnement routinier et linéaire, image globale et erronée en contradiction avec le caractère varié et changeant des activités de pêche et le caractère aléatoire de la production halieutique. C’est une image commode pour étayer un discours catastrophiste répétitif gravé dans les esprits qui, guidés par un sentiment écologiste sincère, ne voient pas, car ils l’ignorent le plus souvent, l’entreprise financière et les intérêts politico-économiques qui se cachent, parfois à peine, derrière les campagnes de communication et les actions des écologistes.
Suivre ce cheminement, c’est ignorer – ou ne pas vouloir savoir – les efforts engagés par la majorité des pêcheurs pour atteindre une production durable, efforts reconnus par certains scientifiques et écologistes. Certes toutes les pêcheries ne sont pas vertueuses mais pour le savoir, il faut distinguer les différents types de pêches, selon les pays et les pratiques. Et de quels pêcheurs parle-t-on ? Il n’existe pas un seul type de pêcheur et de pêche, c’est une activité dépendante elle aussi des paramètres économiques, politiques et écologiques extérieurs, et la conscience écologiste, l’attention à la ressource existent autant parmi les pêcheurs que parmi les écologistes [Lire le remarquable travail de Anne-Hélène Dufour, (1987), « Poser, traîner : deux façons de concevoir la pêche et l’espace », Ecologie humaine, Vol.5, n°1, p.23-45.]]. Les Prudhommies fonctionnent depuis le XIVème siècle tout simplement parce que les pêcheurs vivent et font vivre, grâce à la production des poissons, et ont compris, par expérience, qu’il fallait ménager la ressource.
Il est par contre à la fois aisé et difficile de comprendre l’origine et les mécanismes des offensives communicationnelles des ONGE. Christian Lévêque nous rappelle encore que les ONGE sont assimilables à des multinationales qui tirent des fonds de leur activité et obtiennent des subventions de la part des grandes fondations liées aux grands groupes industriels et financiers qu’elles accompagnent dans leurs activités et leurs prospections. Il n’est pas anodin que le nouveau président de l’association Bloom soit un des dirigeants d’un groupe qui travaille avec les pétroliers et les entreprises de plastiques, dépendantes de Total énergie [2] Les ONGE disposent d’énormes moyens et constituent des lobby puissants et actifs dans les instances de l’ONU ou de l’Europe. Pour fonctionner, elles se doivent de diffuser leur discours catastrophiste, par tous les moyens. Si l’état de la ressource et de l’environnement venait à s’améliorer, elles n’auraient plus de raison d’être. Leurs infrastructures (immeubles, flottilles, matériel, etc.), leur organisation, leurs nombreux salariés et leur existence seraient menacés. La radicalisation de leur discours et la surenchère communicationnelle est pour elles une nécessité. Tout en l’utilisant et en le clamant, elles se sont éloignées du discours et des objectifs de l’écologie réelle qui est une gestion saine et apaisée de l’environnement, naturel ET social.
Problématiser… ou polémiquer ?
Devant cette polémique et ces attaques parfois scandaleuses, le chercheur peut-il rester neutre et indifférent ? Devant le constat du caractère violent, restrictif et mensonger du discours de certaines ONGE et de certains médias qui engendre à son tour des réactions violentes et réductrices de la part des pêcheurs, ne faut-il pas s’indigner ? Face à cette polémique et à l’impasse écologique qu’elle crée et qui, en dernière instance nuit à l’océan et contribue à son mauvais état de santé, le chercheur, quelque soit sa discipline et parce qu’il est un citoyen, doit chercher des pistes pour trouver des solutions à ce problème écologique et social.
Eduquer les jeunes sans les formater.
On ne peut pas, dans l’intérêt de la société et de l’océan, tolérer le tableau diabolique dressé de façon répétitive sur les activités halieutiques et sur les pêcheurs par certaines ONGE (on ne reproche pas à un employé d’abattoir de tuer des animaux, même si on est choqué quand on le voit ou qu’on y pense). Cet obscurantisme militant anti-pêcheurs, en contradiction totale avec le concept même d’écologie, doit être dévoilé et dénoncé. Protéger la nature de façon durable, c’est assurer des relations sociales saines, honnêtes et respectueuses de chacun et de chaque groupe social et professionnel.
Comme la société c’est autant celle de demain que celle d’aujourd’hui et d’hier, c’est vers les jeunes qu’il faut se tourner pour dénoncer ces pratiques médiatiques et communicationnelles, ces manipulations à peine dissimulées. Il est du devoir de chacun, de chaque citoyen, donc aussi des chercheurs, de prendre conscience, de s’informer et d’éduquer (et donc de s’éduquer soi-même).
Il faut agir au niveau de la jeunesse et des scolaires, sans les trahir, par le canal des écodélégués de classe des collèges et des lycées. Afin que les écodélégués de classe aient un véritable rôle et un impact dans les établissements scolaires et dans la société (c’est la finalité de cette délégation), il faut auparavant, en préalable à toute action, les sensibiliser à l’apprentissage de la lecture critique des textes, des discours, des images qui traitent des questions environnementales. Que ces sources proviennent des ONGE, des politiques, des scientifiques ou des pêcheurs ou industriels, il faut apprendre aux jeunes délégués à faire l’analyse des situations et des controverses, à reconnaître les stéréotypes, les préjugés, les « fake news » et les stratégies des différents acteurs et des différents partis.
En reprenant Michel Foucault, il faut leur enseigner la problématisation des situations et la reconnaissance du caractère stérile et néfaste de toute polémique et de toute idéologie pour éviter les jugements et les paroles péremptoires. La mission des écodélégués est nécessaire et importante, à condition qu’elle ne soit pas cantonnée dans des principes aveugles et obligatoires. Les écodélégués doivent exercer leur esprit critique en toute liberté (« Si la liberté d’expression se limite aux idées qui nous conviennent, ce n’est pas la liberté d’expression. » disait Noam Chomsky). Il ne faut surtout pas qu’ils soient formés, c’est-à-dire formatés par un seul discours convenu, une seule source d’information choisie, un seul principe établi. Ils doivent observer, comprendre l’opinion publique, les discours ambiants. Ils doivent observer les discours des institutions et s’observer eux-mêmes.
Les écodélégués devront alors cultiver le doute et le contre-balancement des idées et des discours y compris (et peut-être surtout…) celles et ceux que leur suggèrent ou/et leur imposent les adultes et les instances ; ils doivent se demander : « à quoi ça sert ? Que faisons-nous réellement ? »
La pratique avant le discours
Pour comprendre les situations, les controverses et les stratégies des acteurs de la conservation des océans (ONGE, politiques, pêcheurs, etc.), il faut commencer par observer in situ pour savoir de quoi l’on parle et pour quoi on va mettre des actions en œuvre.
Plutôt que de reproduire des discours convenus, les écodélégués doivent « se frotter » à la réalité pour en découvrir la complexité et comprendre qu’il n’y a pas de solution unique et définitive au problème de l’océan, qu’une solution mise en place apporte toujours un ou plusieurs problèmes qu’il faudra chercher à résoudre.
Pour les conduire à cette réflexion, il faut organiser dans les établissements scolaires des enquêtes de terrain, des ateliers « ethnographiques » d’observation, de découverte de ce qu’est une ONGE, une institution de gestion de l’environnement, une entreprise de pêche maritime, guidés par des ethnologues et des sociologues.
Les données ainsi recueillies par les élèves et des adultes de l’établissement sont ensuite analysées, restituées (écrits, vidéo, etc.). Les résultats de cette restitution doivent ensuite être diffusés au niveau académique et à l’extérieur, au niveau national et européen.
Cette sensibilisation à la précaution dans le jugement est une nécessité majeure de la formation des citoyens et des délégués. C’est la mission et le rôle de l’Ecole : former des citoyens éclairés, lucides, critiques, libres de leur pensée, pour un engagement sain, objectif, impartial et donc efficace. Un engagement social, pour la société, pour l’océan, pour la planète.
Denis Biget
Anthropologue, chercheur associé à l’Université de Bretagne Occidentale - Brest