Fiore Longo : Décolonisons la protection de la nature

, par  LE SANN Alain , LONGO Fiore

Pourquoi donc inviter une anthropologue, responsable de recherche et de plaidoyer à Survival International, une organisation de défense des peuples autochtones, à la Journée Mondiale des Pêcheurs ? Souvent ces peuples pratiquent aussi une pêche de subsistance mais il y a des raisons plus profondes à ce rapprochement.
Voir l’enregistrement de sa conférence lors de la Journée Mondiale des Pêcheurs à Lorient le 30 novembre 2023

Pêcheurs et peuples autochtones sont confrontés aux mêmes ONGE

Dans ses enquêtes auprès des peuples autochtones d’Afrique au d’Asie, Fiore Longo rencontre des personnes exclues de leurs forêts et de leurs terres par les mêmes organisations qui promeuvent aujourd’hui l’exclusion des pêcheurs comme moyen de « sauver les océans ». Ce sont de grosses organisations multinationales, majoritairement anglo-saxonnes comme le WWF, The Nature Conservancy, Conservation International, etc. Ces organisations responsables de l’exclusion d’éleveurs, de chasseurs - pêcheurs de leurs terres se comportent avec les pêcheurs du Nord et du Sud de la même manière. A ces organisations s’ajoutent des ONGE plus spécialisées sur la protection des océans comme PEW ou Oceana qui ne cessent de promouvoir leurs idées d’AMP dans des campagnes savamment orchestrées « au moyen d’objectifs chiffrés de plus en plus ambitieux, à l’instar des 10 % de l’Objectif 11 d’Aichi adopté dans le cadre de la CoP I0 à Nagoya en 2010, ou des 30 % avalisés par la CoP 15 à Montréal en décembre 2022 » [1]

Peuples autochtones et pêcheurs subissent les mêmes préjugés idéologiques.

 Le réensauvagement, la renaturation, la nature sauvage, c’est la seule voie pour la conservation de la nature. Ainsi se généralise une vision de la conservation qui impose davantage de séparation entre l’humain et la nature. Selon les inspirateurs et créateurs des parcs aux Etats-Unis, en Afrique, en Asie, l’homme est naturellement un destructeur, seule une nature vierge mythique peut garantir une conservation idéale.
- L’exclusion est l’unique solution à généraliser sur le plus de territoires possibles, « une recette unique pour sauver le monde »

Pour Fiore Longo : « croire en de telles idées font partie du problème… S’il y a des réponses quelque part elles sont proches de la terre et de ceux qui y vivent, ceux qui paient le prix d’un grand nombre de nos idées du siècle. S’il y a des réponses, elles se trouvent peut-être dans les multiples possibilités de vivre, de voir le monde, d’interagir avec lui ».
 Il faut donner un prix à la nature pour la protéger : « c’est ainsi que les grandes ONG conservationnistes veulent sauver notre monde … sauver la nature en la transformant en capital. » On peut sur cette base organiser la compensation carbone ou la compensation biodiversité de nos activités polluantes. Le grand business de la compensation carbone fonctionne avec les forêts, on va maintenant pouvoir valoriser le carbone bleu de nos mangroves, de nos champs d’algues, de nos poissons et de nos baleines. Ainsi ce qui est à la source majeure de la dégradation des océans pourra continuer comme avant.

Conserver pour continuer à détruire

« Protection d’un côté, prédation de l’autre, le paradoxe renvoie à la nature même de la conservation : cette politique n’existe pas à côté de la destruction mais avec elle » [2] Ce que l’on analyse sous les tropiques concerne aussi les océans en Europe et ailleurs. Il y a une concomitance entre l’essor de la croissance bleue et la marginalisation programmée des pêcheurs, alors même que l’état des stocks à plutôt tendance à s’améliorer. Le colonialisme vert promu dans les pays du Sud aux dépens des peuples autochtones en particulier est aussi dénoncé vigoureusement par l’ONG Survival qui plaide pour une décolonisation de la protection de la nature : La crainte de la perte de « notre nature » par les élites urbaines nous conduit à vouloir la « protéger » ailleurs, sans remettre en question, pour la plupart, le processus industriel même. Notre idée de « conserver » trouve d’ailleurs ses racines dans la destruction : parce qu’on détruit on protège : et parce qu’on protège, on peut alors continuer à détruire ». [3]

Ce n’est donc pas un hasard si la création de réserves et AMP intervient au moment même où s’engage un processus d’industrialisation de la mer pour produire de l’énergie, des ressources minières, du poisson d’aquaculture au lieu du poisson sauvage.
C’est ainsi qu’on peut expliquer le paradoxe de ces ONGE (WWF, Conservation International, the Nature Conservancy, UICN, etc) qui sont les promotrices de ces politiques d’exclusion et sont grassement financées par de grandes multinationales. Les enclosures marines ont de beaux jours devant elles avec la promotion par ces nouveaux « biopouvoirs » d’une nouvelle approche de la mer (parfois appelée culture maritime déconnectée de toute pratique quotidienne de la mer), très consumériste. La mer n’est plus là d’abord pour nous nourrir mais pour alimenter en énergie, matières premières, nos industries et pour attirer les touristes admirateurs des dauphins, des phoques, des baleines avec parfois en prime un pêcheur à la ligne.
Pour Nathalie Ros « la pêche est naturellement la victime la plus emblématique de la planification spatiale marine, car elle est très difficile voire impossible à spatialiser, et est vue comme un obstacle par les industries bleues dont la PSM vise à assurer la légitimation stratégique, qu’il s’agisse de l’exploitation pétrolière et gazière, ou des activités minières et des EMR ». Son analyse de juriste spécialiste du droit de la mer rejoint totalement les constats de l’anthropologue Fiore Longo dans les forêts d’Afrique et d’Asie  :« La conservation de la biodiversité est donc autant un enjeu environnemental qu’économique ; elle relève de la compensation écologique, puisque la création d’aires marines protégées est censée compenser les impacts négatifs de l’humanisation industrielle des mers et des océans, et permet de ne pas remettre en cause le modèle de croissance par ailleurs responsable des pertes de biodiversité et du changement climatique. [4] »
D’autres chercheurs comme Magnus Johnson rappellent que les pêcheurs témoignent par leur simple existence de la pérennité de leur activité dépendante d’un milieu préservé : « Les pêcheurs sont un peu comme les peuples indigènes. Ils vivent en quelque sorte en marge de la société, ils travaillent à des heures irrégulières, ont leurs propres codes sociaux, peuvent parfois être considérés comme des rustres, faisant des choses que la plupart des gens ne comprennent pas, et sont considérés par beaucoup comme des prédateurs, s’emparant des ressources communes sans payer en retour. La plupart des organismes de conservation semblent trouver commode d’ignorer le fait que les pêcheurs ont travaillé en mer pendant des centaines ou des milliers d’années (sans ajout de tonnes de pesticides, d’engrais ou utilisation d’OGM) »
Alain le Sann

Voir en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=_88...

[1Nathalie Ros. La spatialisation fonctionnelle des espaces maritimes, juin 2023

[2Guillaume Blanc et alii. Protéger et détruire, gouverner la nature sous les Tropiques. CNRS éditions. 2022, 384 p.

[3Fiore Longo. Décolonisons la protection de la nature. Éd double ponctuation, 2023, 182 p

[4Nathalie Ros, Op cit.

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