Les maestros de savoirs vivants Pourquoi des maestros de savoirs vivants ?

, par  VUARIN Pierre

La tendance générale est à la reconnaissance de savoirs scientifiques, « universels » provenant des lieux de recherche officiels et validés à l’occasion de publications dans des revues à comité de lecture et aussi par les ordres professionnels scientifiques, par les académies.
Dans le même temps, des savoirs locaux, ancestraux ou innovants ainsi que des savoirs scientifiques universels se retrouvent en situation de savoirs assujettis comme le décrit Michel Foucault dans un cours du Collège de France [1]. Des savoirs scientifiques peuvent être marginalisés car ils gênent certains pouvoirs en place (une partie de l’intelligentzia au poste de commande, des puissances financières et bien d’autres types d’intérêts). Très souvent aussi des savoirs locaux sont mis de côté, marginalisés, peu valorisés pour des questions d’intérêts économiques mais aussi parce qu’ils ne sont pas portés par l’opinion publique, par les modes et les mythes actuels de notre société. ... Et pourtant, localement, dans certains secteurs économiques et sociaux, des personnes savent les reconnaître comme essentiels afin de préserver la santé, la vie, une culture, l’environnement, mais aussi pour engager des transformations profondes dans des sociétés.

Dans la période actuelle, les savoirs sont souvent spécialisés, particularisés, partiels. Ils proviennent des sphères de la recherche et de l’enseignement supérieur. C’est ceux-ci qui sont souvent valorisés par la presse. Pourtant, pour affronter les situations complexes que nous connaissons et les transformer de manière profonde, il nous parait nécessaire que se réalise la rencontre de savoirs variés, différents en s’appuyant sur une base solide de savoirs locaux ou universels scientifiques.

Selon Michel Foucault, la confrontation de savoirs locaux et de savoirs universels assujettis peut provoquer des processus « subversifs » qui remettent en cause une situation, des pratiques, un système de production, de consommation et de vie.

Comment, par exemple, faire face aux enjeux de diminution des ressources halieutiques dans certaines zones de pêche sans s’appuyer sur la connaissance des pêcheurs qui ont une grande pratique de ces écosystèmes marins et sans réaliser un réel dialogue avec des savoirs portés par des scientifiques ?

Un paysan comme Pascal Poot dans l’Hérault a réalisé seul, dans son exploitation pendant une trentaine d’années, des recherches sur les légumes afin de développer leurs caractères sauvages dont ceux de résister au manque d’eau...Il est porteur de savoirs qui ont été longtemps très ignorés localement. Pourtant, à l’heure actuelle en se confrontant avec des savoirs dits « universels » il est en passe de remettre en cause pas mal de savoirs ou de connaissances scientifiques que l’on croyait bien établies.

Un autre cas peut aussi illustrer la rencontre de différents savoirs qu’il est quelquefois très difficile à réaliser. C’est celui d’Irène Franchon le médecin pneumologue du CHU de Brest qui pendant des années a rapproché la connaissance de cas de malades qui avaient pris du Médiator avec les connaissances scientifiques sur les effets de certaines molécules. Elle l’a fait en se battant durement contre les intérêts du Laboratoire Servier et de tous les pouvoirs autour des produits pharmaceutiques.

Autre cas, le travail sur les effets du pesticide « round up » qui est pulvérisé en masse dans les campagnes en Argentine. Ce pesticide a favorisé le développement du cancer qui a été remarqué dans la population locale par des médecins généralistes. Ceux-ci ont mis en commun leurs connaissances. Ils ont organisé un travail d’étude plus systématique en relation avec d’autres chercheurs et on fait connaître ces travaux au niveau international en particulier à l’occasion du procès International Monsanto.

Un autre exemple pour illustrer ce type de situation. Comment faire face au changement climatique dans le choix des plantes et variétés à choisir dans les activités agricoles ? C’est une question capitale qui est posée au niveau international. Ceci, à notre avis, demande la mobilisation de tous les paysans afin que ceux-ci observent les variétés et les espèces végétales qui résistent le mieux à l’augmentation de la température dans un écosystème donné d’une parcelle. Les savoirs locaux des paysans transmis souvent depuis des centaines d’années sont à valoriser mais aussi les savoirs provenant des expérimentations actuelles réalisées. Ainsi des paysans, des techniciens peuvent devenir des porteurs de savoirs essentiels pour réaliser ces adaptations qui peuvent constituer de grandes transformations des systèmes agraires.

Nous pouvons noter à partir de ces considérations et exemples :
– L’importance d’identifier, de créer et de porter de manière solide des savoirs locaux ou scientifiques universels
– L’importance d’un travail de reliance de ces savoirs différents et des personnes qui les portent et de la capacité à réaliser ces liens.

Qu’est-ce qu’un maestro de savoirs vivants ?

Il faut considérer ce que nous entendons par « savoirs vivants » et ce que peut recouvrir le terme de « maestro » en lien avec nos réflexions précédentes.

Nous pouvons entendre pour les savoirs vivants :
Des savoirs au départ assujettis, peu valorisés mais qui sont considérés au niveau local par une organisation associée par l’UITC et par d’autres organisations de la société civile comme importantes pour la santé, la vie, l’environnement, pour la transition vers des sociétés durables.
Ces savoirs, ces connaissances peuvent être locaux avec un caractère ancestral ou novateur. Ils peuvent être universels et scientifiques aussi. Si nous utilisons le terme de vivant c’est que ces savoirs sont portés par des personnes qui croient en leur intérêt pour préserver et développer la vie sur notre planète.

Ce que nous pouvons entendre pour les « maestro »
Ce sont des maîtres de ces savoirs dans le sens où ils les connaissent, les pratiquent et les relient à d’autres savoirs qui peuvent être locaux ou scientifiques universels. Ce travail de reliance demande un « savoir y faire », une compétence qui n’est pas donnée à tout le monde.
Les maestros et les maestras de savoirs vivants sont des personnes qui portent des savoirs locaux, qui les utilisent, qui les valorisent, qui les diffusent à leurs manière. Ce sont des savoirs qui doivent être identifiés par ce maestro ou maestra mais aussi par des personnes extérieures qui les reconnaissent comme importants pour la communauté locale mais aussi plus largement pour nos sociétés.

Ces savoirs peuvent être ancestraux, transmis de génération en génération. Ils peuvent être aussi des savoirs innovants dans les situation complexes actuelles qui intègrent différents types de savoirs (une personne ayant par exemple la capacité de monter tout un réseau internet, alternatif aux grands réseaux actuels, permettant d’apporter un réel service pour des personnes en milieu rural, ou un éleveur qui a introduit des chameaux dans des zones froides de Mongolie et qui a acquis une longue expérience en la matière)

En quoi ces savoirs sont intéressants dans l’époque actuelle et quels sont les critères pour les reconnaître ?
Ces connaissances, ces savoirs doivent être reconnus par les personnes d’une communauté (une organisation associée UITC par exemple). Voir : https://uitc.earth/

Peut-on reconnaître uniquement une personne qui porte des savoirs locaux ? Peut-on reconnaître des personnes qui ont fait le lien entre des savoirs scientifiques et universels et des savoirs locaux ? Le travail réalisé par Pierre Mollo sur le plancton est de cette nature. C’est un travail de reliance, en ligne directe avec le précepte d’Edgar Morin « Relier, toujours relier ». C’est ce travail de reliance qui permet de remettre en évidence des savoirs ignorés, assujettis de la science. Un tel travail de reliance met en valeur des savoirs locaux ignorés et des maestros de savoirs vivants qui s’ignorent. Voir : https://peche-dev.org/spip.php?article473

[1Du 7 janvier 1976

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