Etats-Unis : les rentiers du poisson, capital naturel

, par  LE SANN Alain

Depuis 20 ans, le Collectif Pêche & Développement s’est clairement opposé à la gestion des pêches par des Quotas individuels transférables (QIT). Après plus de 20 ans de mise en œuvre aux Etats-Unis, il est possible d’en analyser les effets. C’est le travail d’enquête approfondi qu’a mené une journaliste américaine, Lee Van Der Loo, elle en rend compte dans un livre publié en novembre 2016 : une plongée dans un monde où les dollars comptent plus que les poissons, une parfaite illustration des effets de la gestion financière du capital naturel. L’auteur analyse les forces qui ont mis en place et promu ce mode de gestion. Elles sont aussi de plus en plus présentes en Europe.

Van Der Loo, Lee, The Fish Market, inside the big money battle for the ocean and your dinner plate, St Martin’s Press, New York, 2016, 270 p.

Une cabine de yacht sur un bateau de pêche.

Peut-on imaginer qu’il faille aménager une cabine de croisière pour accueillir le propriétaire des quotas avant de pouvoir pêcher ? C’est pourtant ce qui se passe en Alaska dans la pêche au flétan, l’une des plus anciennes pêcheries gérées par des « Catch Shares », les quotas transférables (QIT) à l’américaine. Le poisson est abondant, la pêcherie lucrative et le poisson se vend bien, tout va pour le mieux pour les promoteurs de ce mode de gestion, scientifiques, environnementalistes et propriétaires de quotas. Mais la question est aussi de savoir qui tire les bénéfices de cette gestion. Les premiers et les mieux servis ce sont les patrons pêcheurs à qui ont été attribués gratuitement les quotas sur la base de leurs captures antérieures. Evidemment oubliés, leurs équipages qui n’ont reçu que quelques miettes. Après plus de 20 ans de ce système, on peut en mesurer les effets. Certains pêcheurs qui ont reçu gratuitement des quotas, les ont revendus à des prix mirobolants. Près de la moitié des propriétaires ont ainsi disparu. D’autres sont maintenant retraités et conservent les quotas qu’ils louent chaque année à des patrons pêcheurs, propriétaires de leur bateau, mais incapables d’acheter des quotas hors de prix. Pour pêcher, ils doivent donc louer des quotas. La loi avait prévu d’interdire la location pour favoriser la vente et la transmission. Pour louer, un propriétaire de quotas doit être lui-même propriétaire d’une partie au moins du bateau ou présent sur le bateau. Ces pêcheurs sont trop âgés pour pêcher, mais pas trop pour passer des vacances sur un bateau de pêche, à condition qu’il soit aménagé pour cela. La location représente 65 à 70% de la valeur de la capture, l’équipage ne reçoit donc que des miettes. Les patrons doivent attirer les propriétaires de quotas par des aménagements luxueux sur leur bateau. Pour cela, ils aménagent une cabine avec sauna, grand écran, etc, pour le confort du rentier. Parfois, il faut même en embarquer quatre pour disposer de suffisamment de quotas et payer le voyage en avion depuis le lieu de retraite dorée des rentiers. 50% du flétan pêché en Alaska est aujourd’hui propriété de ces rentiers. Comme il y a peu de chance que leurs enfants conservent ces quotas, ils seront revendus à des sociétés ou des avocats qui les achèteront, ainsi que les bateaux, pour les louer à des patrons pêcheurs. La tradition de la pêche familiale aura vécu. Si ce patron réussit à bien gagner sa vie, malgré les coûts de location, l’équipage ne gagne qu’une portion congrue. Mieux gérée, la pêche rapporte effectivement plus d’argent et le poisson se vend mieux car le marché n’est pas inondé par tous les débarquements au même moment. Mais le poisson est devenu un capital financier et ce sont des rentiers ou des investisseurs qui touchent le gros lot sans rien faire en ayant capté à leur seul profit une ressource publique, avec l’appui enthousiaste de nombreux écologistes. On sait pourtant qu’une bonne organisation collective avec des quotas qui restent dans le domaine public peut être tout aussi efficace, sans créer des rentes indécentes. Ce modèle s’est malheureusement généralisé sur les côtes américaines.

Golfe du Mexique, les barons du vivaneau.

Mérous et vivaneaux sont des poissons très appréciés des chefs et atteignent de bons prix à la vente en frais, ce qui reste assez exceptionnel aux États-Unis. Depuis 2007, suite à un effondrement des stocks mal gérés et convoités à la fois par les pêcheurs et les amateurs, un système de QIT a été mis en place et les quotas attribués en fonction des antériorités de captures. Les patrons de pêche sont devenus propriétaires d’un capital poisson qu’ils peuvent transmettre à leurs héritiers ou vendre à des hommes d’affaires, avocats ou société d’investissements. Un tiers d’entre eux ne pêchent plus et se contentent de louer leurs quotas à des patrons de pêche, devenant ainsi des rentiers, parfois millionnaires. Un propriétaire dispose de 5,5% du Total Autorisé de Captures (TAC), ce qui représente un potentiel de 1,6 millions $. Les patrons de pêche non propriétaires de quotas doivent chaque année louer un quota auprès de un ou plusieurs détenteurs de droits. Pour un poisson qui se vend 5,5 $ la livre, il doit payer un droit de 3 $ à un rentier. Il lui reste 2,5 $ pour payer son bateau, ses frais, son travail et celui de son équipage [1]. Le système est efficace pour la gestion et le marché, mais il alimente une gigantesque rente qui attire bien sûr l’attention des investisseurs financiers intéressés par ce précieux « capital naturel ». Aujourd’hui près de 50% des captures, en valeur, sont gérées sous ce régime de QIT aux Etats-Unis.

Walmart, EDF et les fonds d’investissements

Ce système de vol légal d’un bien public et commun ne sera pas remis en cause car il bénéficie d’un soutien du gouvernement fédéral et de puissants lobbies qui défendent la généralisation des QIT aux Etats-Unis. Ces lobbies sont financés par de grosses fondations comme la Walton Family Foundation, famille propriétaire de Walmart, la plus grande entreprise mondiale de distribution. On y trouve également la fondation Charles Koch (pétroliers réactionnaires), les fondations Packard et Moore et bien d’autres encore. Ce sont donc des sommes colossales qui sont dépensées pour généraliser ce mode de gestion des pêches. La mise en œuvre est surtout assurée par l’ONGE Environmental Defense Fund (EDF) qui reçoit cet argent pour promouvoir les QIT et le label Marine Stewarship Council (MSC). Les autres ONGE ont renoncé pour la plupart à dénoncer cette politique tant les moyens mis en œuvre et leur impact sont démesurés. Ils financent des emplois de lobbyistes qui assurent une présence permanente dans les organismes de gestion, des déplacements de pêcheurs pour convaincre les politiques, des financements d’organisations de pêcheurs favorables aux QIT, surtout s’ils ont une belle image de petits pêcheurs, ils ont l’appui des chefs les plus connus aux Etats-Unis. EDF a placé une de ses vice-présidentes, Jane Lubchenco, à la tête de la NOAA, qui gère les océans ; elle a donné une nouvelle impulsion aux QIT sous le premier mandat d’Obama. Cet engagement d’EDF a été planifié par un lobbyiste bien introduit à Washington, David Festa, qui a pris la tête du programme océans d’EDF et s’est donné pour objectif de multiplier par 4 la valeur des débarquements aux Etats-Unis en attirant des investisseurs privés par des promesses de rendements mirifiques. De fait, une bonne partie des pêcheries américaines les plus lucratives sont aujourd’hui sous le contrôle de grandes compagnies ou de fonds d’investissements. Beaucoup de ces investisseurs sont étrangers, ce qui est théoriquement contraire à la loi américaine qui réserve le contrôle des ressources nationales aux Américains. Officiellement les sociétés sont américaines et dirigées par des Américains, mais les capitaux sont étrangers et les dirigeants sont sous la coupe de décideurs étrangers. Personne n’y trouve à redire. En Nouvelle Angleterre, 23% des droits de pêche aux pétoncles sont détenus par Bumble Bee, ils ont une valeur de près d’un milliard $, convoités par le géant Thaï Union. 28 % des autres droits pour les pétoncles appartiennent à des banques ou des avocats. Dans le détroit de Béring, les trois quart d’une pêcherie de crabe appartiennent à deux compagnies japonaises. Il est question de limiter la propriété des quotas à 20% du TAC dans la pêcherie démersale du Nord Est, ce qui signifie que 5 sociétés pourraient se partager le pactole. Cependant des résistances se manifestent aujourd’hui aux Etats-Unis, Jane Lubchenco n’a pas été reconduite à la tête de la NOAA, des pêcheurs, des élus, des associations écologistes comme Slow Food, dénoncent cette financiarisation de la pêche qui détruit les communautés de pêcheurs et concentre les droits de pêcher entre les mains de rentiers. En réalité, les ONGE comme EDF ont déjà tourné leur attention vers le reste du monde.

Privatiser le poisson dans le monde entier.

EDF, lobby américain, n’intervient pas seulement aux Etats-Unis. Elle a un programme de promotion de la privatisation des pêches sous diverses formes, ciblant des pays–clés. Ils ont expérimenté leur politique au Belize avec d’autres fondations (Oak) et ONGE (TNC), qui ont pris le contrôle des pêcheurs de ce micro-pays pour en faire un modèle. Ils ont ainsi privatisé la langouste. Ce programme international est lui aussi soutenu par la fondation Walton, sans compter, la fondation Rockefeller ou Bloomberg. Parmi les pays cibles, le Chili, où une organisation de pêcheurs artisans a cédé aux sirènes américaines. Le Pérou et le Brésil sont également bien sollicités pour suivre les directives des ONGE américaines ; en Asie, l’Indonésie est une cible privilégiée, mais le Japon et les Philippines ne sont pas oubliés. En Europe, la pression pour généraliser les QIT a été insuffisante pour qu’elle soit inscrite dans la réforme de la PCP, mais depuis, EDF a financé des programmes importants, notamment en Suède, avec l’appui de l’organisation des pêcheurs, du gouvernement et d’écologistes, comme Isabella Lövin, ministre et ancienne députée verte au Parlement Européen. En janvier de cette année, les QIT sont entrés en vigueur en Suède pour la pêche hauturière. EDF travaille main dans la main avec le WWF en Espagne et en Grande-Bretagne. Ils ont l’appui d’une organisation de pêcheurs en Ecosse. Pour mettre le pied en France, ils interviennent en Manche dans le conflit de la coquille St Jacques en finançant des rencontres entre pêcheurs, une manière anodine de mettre le pied dans la porte. Enfin, EDF est maintenant très écouté par le commissaire européen Karmenu Vella. En France, la même politique que celle de la fondation Walton est mise en place par Carrefour en lien avec le WWF pour tenter de généraliser le MSC. Le WWF et Carrefour ont signé un accord pour faire en sorte qu’en 2020, 50% du poisson vendu chez Carrefour soit labellisé. Les Market based Policies, les politiques basées sur le marché, théorisées par EDF et les ONGE libérales, s’installent comme modèle politique de gestion des pêches, marginalisant les politiques publiques et plaçant les pêcheurs sous contrôle des ONG et des puissances d’argent. Cette politique est d’autant plus redoutable qu’elle offre aux patrons pêcheurs actuels l’espoir d’une rente confortable fondée sur l’appropriation gratuite d’un bien commun.

[1Lee ZURICK, Snappers barons raking in riches from public resource, 7 février 2017, Fox8.

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