Les défis des pêcheurs bretons

, par  LE SANN Alain

Publié dans le bulletin de l’Association bretonne, 2017
www.associationbretonne.bzh

La pêche bretonne représente près de 50 % de la pêche française, si on intègre la Loire-Atlantique, ce qui est rarement réalisé dans les statistiques.

Elle a connu une expansion extraordinaire jusque dans les années 70, avec une extension considérable de sa zone d’action puisqu’on pouvait trouver des pêcheurs bretons jusque dans les eaux brésiliennes, dans le Pacifique, alors même qu’ils poursuivaient leur activité à Terre-Neuve et au Groenland.

Depuis lors, on assiste à un repli considérable des zones d’intervention malgré le maintien d’une forte activité dans l’Océan Indien et dans les eaux des Terres Australes ; de plus la pêche thonière, comme la pêche lointaine malouine sont passées sous contrôle de capitaux étrangers.

Le Brexit risque fort d’accentuer cette tendance au repli. Celui-ci s’explique largement par la montée en puissance des revendications de contrôle de leurs eaux par les États côtiers, depuis l’offensive de l’Islande dans la guerre de la morue et l’adoption de la convention de Montego Bay sur le Droit de la Mer, en 1982.

On peut cependant s’interroger sur l’existence d’une réelle volonté politique de l’État français et de la majorité des élus locaux pour maintenir une pêche bretonne dynamique. N’est-il pas plus simple et moins coûteux d’importer à bas prix et de s’appuyer sur la dynamique d’une aquaculture marine qui tend désormais à dépasser la pêche de capture ?

Cependant, la France ne dispose que d’une faible capacité d’aquaculture marine, excepté la conchyliculture. Les conditions physiques et l’occupation de l’espace ne s’y prêtent guère.

Dans un tel contexte, on peut se poser la question de l’avenir des pêcheurs bretons face aux immenses défis qu’ils doivent relever. Nous sommes aujourd’hui à un moment charnière, car un cycle difficile s’achève avec le vieillissement de l’ensemble de la flotte (l’âge moyen de la flotte est de 27 ans), ainsi que l’arrivée à la retraite d’une génération de marins et de patrons qu’il faut remplacer.

Les choix déterminants sont à faire aujourd’hui, car il n’est guère possible de reconstituer une flotte disparue et encore plus difficile de relancer une profession abandonnée sans transmission des savoirs.

Ce défi est d’autant plus difficile à relever que les pêcheurs sont confrontés à un déferlement de clichés fortement médiatisés qui les marginalisent et les culpabilisent : « il n’y a plus de poissons », « les océans sont vides du fait de l’irresponsabilité des pêcheurs ».
Il est vrai qu’il y a eu une période, autour des années 2000, où les stocks étaient fortement surexploités, mais les pêcheurs n’en sont pas les seuls responsables car les pouvoirs publics et les banques les ont fortement incités à investir, créant une situation de surinvestissement.

La réduction du nombre de bateaux et de la pression de pêche ont permis une restauration qui se poursuit, quoique plus ou moins rapide, des stocks de pêche. La pêche est une activité de cueillette et non de production, la dernière de ce genre dans nos pays développés.

C’est globalement une activité durable qui ne modifie pas en profondeur les milieux, bien moins que l’agriculture par exemple, dans la mesure où elle se contente de capturer des animaux qui vivent de la production primaire du plancton.

Tant que cette production de plancton n’est pas menacée par la pollution ou le réchauffement climatique, la reconstitution des stocks est généralement possible, même s’il y a des changements dans les espèces lorsque certaines ont été très affaiblies. La pêche reste une confrontation passionnante avec la puissance de la nature et si les pêcheurs sont effectivement des prédateurs, ils sont aussi rapidement confrontés aux limites des ressources, ils doivent s’y adapter et se montrer des sentinelles de la mer pour la protéger.

En Bretagne comme ailleurs, les pêcheurs ont parfois choisi d’élargir leur zone de pêche, mais d’autres ont cherché à mieux adapter leurs pratiques de pêche, à gérer leurs ressources et leur territoire, et les exemples ne manquent pas. Mais ce défi des ressources n’est que l’un des nombreux défis que les pêcheurs bretons doivent relever.

– 1. La qualité des milieux littoraux et marins

On oublie souvent que l’une des conditions pour disposer de ressources halieutiques en bonne santé, est la qualité des eaux qui permet au plancton de se développer dans de bonnes conditions.

Cette qualité dépend d’abord des apports terrestres qui fournissent les nutriments nécessaires au plancton en particulier au moment des « blooms planctoniques » [1] du printemps. C’est ce qui permet d’expliquer la richesse des eaux côtières bretonnes alimentées par les cours d’eau côtiers.

Mais ces rivières transportent aujourd’hui des éléments polluants ou en excès qui génèrent des proliférations d’algues vertes ou contribuent au développement de plancton toxique. Ces éléments proviennent de l’agriculture, des effluents urbains. À titre d’illustration, la création du barrage d’Arzal sur la Vilaine a provoqué des transformations profondes des eaux du Mor Braz qui se voient brusquement polluées lors des lâchers du barrage.
À cela s’ajoutent les effets déjà sensibles du réchauffement climatique. Les eaux du Mor Braz ont connu une élévation de température de 1,5°, en trente ans ; si cette tendance se poursuivait, elle conduirait à une augmentation de 5° en 100 ans.

Pêcheurs et conchyliculteurs sont des sentinelles de la mer et perçoivent au quotidien les évolutions, les changements, les dégradations des eaux. La conchyliculture bretonne, particulièrement développée, est, à cet égard, très importante comme témoin et défenseur, en première ligne, de la qualité des eaux.

Le premier maillon de la vie marine, c’est le plancton et c’est donc lui qu’il faut d’abord protéger avant même de s’intéresser à la gestion des ressources de la pêche.

– 2. La gestion des ressources

C’est un sujet difficile ; il est indispensable de gérer, mais comment gérer l’ingérable, l’imprévisible ? Les ressources sont en effet instables, variables dans le temps et l’espace, et cette variabilité est encore accentuée par le changement climatique.

Il est très difficile de compter les poissons, on connaît souvent mal leur cycle de vie. Les scientifiques ont ainsi reconnu des erreurs sur leur estimation de l’âge de la maturité sexuelle du merlu. Les mesures scientifiques tentent d’approcher la réalité, mais cette mesure est très coûteuse et certains résultats malgré tout discutables, même s’il est possible de dégager des tendances.

Il existe deux approches majeures en matière de gestion.

– L’une est fondée sur le contrôle des captures, en établissant des quotas par espèces. On s’appuie pour cela sur un objectif de rendement maximum durable (RMD) pour chaque espèce.
Cela peut fonctionner sur des stocks bien connus et sédentaires comme la coquille Saint-Jacques.
Mais cette approche est beaucoup plus difficile et aléatoire pour des pêcheries multispécifiques comme la majorité des pêches bretonnes. Par ailleurs, il est très compliqué d’analyser les relations entre les proies et les prédateurs dans des pêches où la diversité des espèces est très grande.
Le risque est d’aboutir à une sous-pêche pour protéger une espèce considérée comme menacée. Par exemple, comment protéger la morue alors qu’on risque en permanence d’en prendre même si on ne dispose plus de quotas pour cette espèce ?

– L’autre approche est plutôt basée sur le contrôle de l’effort de pêche (type et taille de bateau, d’engins, temps de pêche, nombre de bateaux, etc.).
On peut trouver un équilibre entre cet effort et le maintien de ressources stables par un ajustement en fonction du rendement de la pêche.
C’est un modèle fondé sur une gestion plus collective, plus décentralisée, associant scientifiques et pêcheurs.
C’est sur ce modèle que fonctionne la gestion de la coquille Saint-Jacques et cela marche, même s’il y a des améliorations possibles. Cette gestion est issue des initiatives des pêcheurs.

La gestion de la bande littorale est largement entre les mains des pêcheurs qui ont mis en place diverses mesures, parfois très sophistiquées, de gestion territoriale, comme dans la baie de Granville.
Dans ce cas, il s’agit même d’un modèle de gestion internationale puisque les Bretons et les Normands gèrent minutieusement les droits de pêche avec les Jersiais.

Les pêcheurs sont aussi à l’initiative des mesures de sélectivité sur les chaluts à langoustines pour réduire les rejets, ces initiatives étant ensuite accompagnées par les scientifiques, mais il n’est pas certain que l’interdiction des rejets, imposée sans concertation, soit pour autant préférable.

Photo Pierre Mollo
La pêche à la langoustine, une activité essentielle en Sud Bretagne

Le programme de restauration de la langouste rouge est aussi à l’initiative des pêcheurs bretons. Contrairement au sentiment largement répandu, les pêcheurs ne sont pas restés inactifs face à la dégradation de leurs ressources.

– 3. Le défi de l’équité et d’une gestion démocratique

En réalité, gérer la pêche n’est pas d’abord gérer le poisson, mais gérer le partage des ressources entre les hommes.

La Bretagne a développé un modèle largement basé sur la pêche artisanale, y compris dans le secteur hauturier avec des bateaux jusqu’à 24 m, essentiellement des chalutiers.

Aujourd’hui, ce modèle est fortement menacé car il devient impossible pour des artisans d’investir dans des bateaux hauturiers très coûteux.

Les subventions sont interdites, d’autant qu’elles avaient mené à un surinvestissement dans les années 80, à une baisse des ressources et à la faillite de nombreux armements d’industriels et d’artisans.

La crise 1993-94 a révélé la situation dramatique de nombreux pêcheurs. Des plans de casse ont permis de réduire la pression de pêche, d’améliorer l’état des ressources et de redresser les comptes des armements qui ont résisté.

La pêche industrielle s’est effondrée et ses débris ont été rassemblés sous la houlette d’Intermarché qui a créé l’armement Scapêche, et cherche maintenant à se déployer sur le secteur des artisans.
Mais dans ce processus on a assisté à une concentration des droits de pêche entre les mains d’entreprises possédant plusieurs bateaux.

On assiste ainsi à une privatisation de fait de ces droits. De nombreux bateaux sont également vendus à des armements étrangers (espagnols surtout). Il existe 60 bateaux hauturiers dits franco-espagnols, sous pavillon français, avec des équipages espagnols et sans lien avec les ports de leur immatriculation mais qui disposent cependant du droit d’accès aux ressources françaises.

Théoriquement, la ressource nationale est inaliénable mais ce n’est plus le cas dans les faits. Progressivement le pouvoir de ces armements se renforce dans l’ensemble des instances de décision et les pêcheurs artisans sont marginalisés.

Il faudrait une forte volonté politique pour renforcer et maintenir le secteur artisan et en particulier réserver la zone des 12 milles aux bateaux artisans.

Les armements de plusieurs bateaux posent de gros problèmes de transmission, illustrant le fait qu’il est beaucoup plus sûr d’avoir une pêche artisanale diversifiée, gardant un lien étroit avec ses ports pour garantir l’avenir.

– 4. Maintenir l’accès aux zones de pêche

Il est devenu de plus en plus difficile pour les pêcheurs de maintenir leur accès aux zones de pêche.

Ils sont confrontés à l’action de groupes de pression qui avancent le motif de la protection de l’espace marin et de ses ressources pour justifier la nécessaire mise en place de réserves marines.

Les pêcheurs bretons ont eux-mêmes créé des réserves marines appelées « cantonnement », comme au large de Paimpol et de l’île de Sein. Ils ont majoritairement appuyé la création du Parc Marin d’Iroise qui n’aurait pas vu le jour sans leur appui, mais, dans tous les cas, ils veulent en contrôler les objectifs et les processus.

Ce n’est plus le cas lorsqu’on veut imposer une planification spatiale marine, créant de grandes aires marines protégées avec de grandes réserves intégrales sans vraiment tenir compte de l’avis des pêcheurs.

Ce processus s’inscrit dans la dynamique de la croissance bleue qui vise à promouvoir l’exploitation rationnelle et la valorisation des espaces marins pour d’autres activités plus profitables que la seule pêche ; extraction de sables ou minerais, champs éoliens, tourisme, etc. Il s’agit de valoriser le « capital naturel » en lui attribuant une valeur financière.

Les pêcheurs peuvent trouver des compromis qui leur conviennent comme on le voit avec le projet éolien en baie de Saint-Brieuc ou au large de Groix, mais ils doivent rester très vigilants. La tendance va vers leur exclusion de zones de plus en plus nombreuses au nom d’intérêts prétendument supérieurs.

– 5. La pression « conservationniste »

Depuis une vingtaine d’années, on assiste à une véritable stratégie de prise de pouvoir sur les océans de la part de grosses ONG environnementalistes qui justifient leur action par la gravité de la crise des ressources, laquelle a été une réalité autour des années 2000 en Europe et ailleurs.

Ce sont des ONG, souvent d’origine anglo-saxonnes comme le World Wide Fund for Nature (WWF), The Nature Conservancy (TNC), l’Environmental Defense Fund (EDF), ou plus récentes comme Bloom en France, parfois peu connues en Europe, mais disposant de fonds considérables provenant de fondations de magnats américains.

Elles s’appuient sur des « scientifiques » et qualifient ceux qui sont en désaccord avec elles de scientifiques corrompus, même s’ils sont reconnus comme parfaitement compétents.

On les a vues à l’œuvre, notamment lors de la campagne de Bloom contre la pêche de grands fonds, validée par les spécialistes de cette pêche à Ifremer ou encore lors du débat sur la situation des stocks de thon rouge ; lorsque des scientifiques ont parlé d’un redressement du stock, les ONG étaient furieuses, allant jusqu’à contester la réalité des faits.

Certaines de ces ONG contrôlent aussi les pêcheurs en imposant des labels comme le Marine Stewardship Council (MSC) pour accéder au marché. Ainsi le WWF a fait alliance avec Carrefour pour imposer ce label sur 50 % des poissons vendus par cette multinationale à partir de 2020.

La pêche à la sardine en Bretagne a obtenu ce label, mais il est impossible à la majorité de la pêche bretonne, du fait de son caractère multispécifique, d’y prétendre. On peut même se demander si à terme la pêche bretonne ne risque pas de perdre l’accès à la grande distribution.

Comme les ONG maîtrisent les médias, la parole des pêcheurs est marginalisée, inaudible et souvent déconsidérée face à des lobbies environnementalistes puissants qui tendent à imposer leur propre vision de la pêche qui, selon eux, devrait être limitée et réduite à quelques engins, qualifiés de « pêche douce » comme la ligne ou le casier.
Ils oublient seulement d’indiquer que la pêche au casier, par exemple, nécessite des quantités importantes de « bouette », souvent 1 kilo d’appât pour 1 kilo de crustacé, ce qui constitue objectivement une perte considérable de nourriture quand l’appât (bouette) doit être du poisson consommable.
Les choses sont loin d’être aussi simples que le prétendent ces environnementalistes, souvent bien peu au fait des réalités complexes de la pêche.

Les pêcheurs doivent vraiment prendre en compte la protection de la biodiversité, ils le peuvent et ils le doivent en adaptant leurs pratiques quand c’est nécessaire, même si cela ne peut se faire en un jour.

Globalement, la pêche reste une activité durable et l’une de celles qui ont le moins d’impact sur l’environnement quand il s’agit de poisson frais, bien moins que le tourisme par exemple, souvent promu comme alternative à la pêche.

– 6. Le renouvellement des hommes… et des femmes

La pyramide des âges des pêcheurs est un indicateur impitoyable et inquiétant. Les 6 000 pêcheurs d’aujourd’hui ne seront sans doute guère plus de 3 000 dans 10 à 15 ans.

DIRM-NAMO

Le problème touche surtout la pêche hauturière qui peine à recruter car les conditions y sont plus rudes et qu’elle maintient longtemps les hommes éloignés de leur famille. Désormais, les femmes sont plus réticentes à voir leur mari ou compagnon s’éloigner pour plusieurs jours. Elles ont souvent leur propre activité professionnelle, d’où des difficultés pour concilier les rythmes de vie.

Pour la pêche côtière où les sorties se font à la journée, la situation est meilleure car beaucoup de jeunes préfèrent ce genre de pêche où les investissements sont moins coûteux. Il y a même un risque de saturation et de surpêche dans cette zone côtière, tandis que les ressources du large, elles, subissent moins de pression.

Il faut cependant noter des problèmes pour certaines pêches comme la ligne pour le bar où la ressource est en baisse. Le retour récent du thon rouge peut offrir de nouvelles perspectives.

Cette pénurie de main-d’œuvre entraîne un recours accru à des matelots étrangers, Portugais, Polonais, Sénégalais. Heureusement, ils bénéficient généralement des mêmes droits que les pêcheurs français, mais cela renforce le modèle industriel avec des pêcheurs salariés ayant peu de liens avec le territoire, et il faut rester vigilant sur leurs conditions d’accueil.

Pour rester attractive, la pêche doit améliorer les conditions de travail et sans doute réduire la durée de présence en mer ; le niveau des revenus le permet aujourd’hui ; et quand cela est le cas, les équipages sont stables.

L’adoption de la convention de l’Organisation Internationale du Travail doit permettre de généraliser ces améliorations.

Il faut aussi que les médias et le grand public acceptent de remettre en cause leur image généralement négative de la pêche et des pêcheurs, c’est ce à quoi s’attache le festival de films Pêcheurs du Monde, chaque année à Lorient.

L’avenir se construit aussi sur la base d’un imaginaire et de la prise de conscience de la beauté d’un métier unique.

[1« Bloom planctonique » : prolifération localisée et accélérée de certaines espèces de planctons microscopiques, aussi appelée efflorescence planctonique. Ce phénomène est souvent associé à l’émission d’une luminescence qui a pu être photographiée par des satellites.

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