« Voulez-vous venir voir ma nouvelle maison ? ce n’est pas loin d’ici ». Tandis que Dalholkar remplit notre assiette pour un déjeuner nutritif, il nous en dit un peu plus sur son enrichissement. « La plus grande partie de ce que je possède maintenant vient de l’utilisation de toute une gamme de nouveaux engins de pêche, comme le Sonar et le GPS. Mon père était pêcheur lui aussi, mais à l’époque on utilisait un bateau à rames en bois. On devait aussi se fier à ceux qui savaient où se trouvait le poisson. Les pêcheurs qui avaient du flair étaient aussi rares que les captures exceptionnelles ».
Dabholkar utilise ces nouvelles technologies pour capturer toute une série de nouvelles espèces marines. Il ne pêche plus seulement les poissons traditionnels, les thazards, les maquereaux, les grandes castagnoles, même s’ils constituent la majeure partie de ses prises. Les poissons comme le ribbon fish attirent désormais sa plus grande attention. Les poissons débarqués de ses bateaux, vont à Dapoli, dans le district de Ratnagiri au Maharashtra. Ils sont aussi transportés vers Mumbai et vers le sud, pour nourrir les touristes bronzés de Goa. Une grande partie de ses captures se retrouve dans la province du Fujian, en Chine et se vend de 100 à 250 roupies le kilo. Quand on lui demande s’il y a une différence entre fournir de la nourriture aux consommateurs de Dapoli, près de son village, et en livrer aux Chinois, Dabholkar répond qu’il s’agit seulement d’obtenir le meilleur prix : vendre du poisson à la Chine signifie pour lui envoyer ses enfants dans une meilleure école. « Je ne veux pas que mes enfants vivent de la pêche » dit-il « la vie de pêcheur est trop dure, trop aléatoire et trop risquée ». C’est un sentiment très répandu parmi les pêcheurs qui ont réussi, que ce soit au Maharashtra ou au Tamil Nadu.
Je me demande si les gens comme Dabholkar ressentent le moindre sentiment d’un héritage culturel vis-à-vis d’un métier qui les a fait vivre pendant des générations. Ou bien la pêche ne serait-elle qu’un simple métier pour eux ? L’identité d’un pêcheur ne réside plus dans les savoir-faire acquis au cours de la vie mais dans sa capacité à lire une carte de Sonar et la taille de son filet.
Une discussion avec Paul, employé sur un chalutier au Kerala, nous donne un début d’explication. « Jusqu’ici j’étais debout à la barre d’un catamaran, indiquant aux autres où aller, où ils pourraient trouver du poisson » dit-il, « maintenant, je travaille sur un chalutier comme tout le monde. »
Le neveu et le cousin de Paul reconnaissent son expertise et disent qu’ils se tournent souvent vers lui pour lui demander conseil sur les endroits où diriger le bateau. Mais Paul n’en fait pas cas et ajoute, « ils ont les nouveaux engins à leur disposition, à quoi servent mes connaissances durement acquises ? ». Le désenchantement de Paul face aux nouvelles conditions de pêche semble provenir non pas de ses revenus, qui ont augmenté, mais d’un manque de respect pour son savoir en matière de pêche. Il y a une distance croissante entre les pêcheurs et ce qu’ils pêchent. La connaissance des cycles de reproduction, des modèles de migration et autres rythmes biologiques des diverses espèces de poisson ne sont plus essentielles pour faire de bonnes captures. Alors que de telles connaissances peuvent encore avoir de l’importance, ce qui plus important aujourd’hui, c’est la capacité du filet, sa capacité à résister aux forces exercées tandis qu’il est tiré dans l’eau pour attraper tout ce qui peut se trouver sur son chemin, ainsi que la capacité du patron à lire la carte du Sonar. L’identité d’un pêcheur ne réside plus dans les savoirs acquis au cours de sa vie. Paul affiche un manque de respect pour une profession entièrement nouvelle. « A mon âge, quel respect pourrais-je gagner dans un métier où le travail n’a plus rien à voir avec l’expérience ? » demande-t-il.
Loin des idéaux romantiques des modes de vie et des identités traditionnels, les pêcheurs sont aujourd’hui marqués par un sens pratique très fort. « Vu la manière dont nous pêchons aujourd’hui, même les peintres et les hommes politiques pourraient se dire pêcheurs » déplore Arumagan, un pêcheur du Tamil Nadu. « L’ensemble de la profession se transforme, de la manière de pêcher jusqu’aux gens engagés dans le métier. Comment peut-on concevoir un avenir dans ce métier si on ne sait pas si on arrivera à suivre ? ». Ceux qui tirent profit de la pêche comme ceux qui subissent des pertes pensent de même et cherchent d’autres carrières pour leurs enfants. Ceci est peut-être le signe que les activités alternatives pénètrent peu à peu le milieu rural en Inde. Peut-être que les pêcheurs restaient prisonniers de leur profession faute de trouver mieux à faire.
Une autre explication possible est que ce métier est devenu trop mécanisé et par conséquent facile ; il y a une augmentation du nombre de bateaux de pêche et donc de nouveaux entrants, qui n’ont pas besoin des savoirs traditionnels, et peuvent maintenant vivre de la pêche. Mais cela veut dire aussi de la compétition avec les pêcheurs traditionnels qui font état d’une baisse des captures.
La tendance à ne plus voir dans la pêche une option pour gagner sa vie coïncide avec les progrès des techniques de pêche et elle arrive à point. Les inquiétudes au niveau mondial concernant la surexploitation des ressources sont perçues au sein des communautés de pêcheurs en Inde. Joel Salatin, un célèbre paysan écologiste aux Etats-Unis a déclaré : « Nous perdons beaucoup de temps à chercher comment faire de la manière la plus économiquement efficace. Personne ne prend du recul pour demander pourquoi nous le faisons ? » La réponse peut être évidente pour les économistes en chambre mais l’efficacité économique a toujours un coût qu’on ignore.
Est-ce que le sang neuf dans la pêche est à même de développer un sens de la responsabilité et de la propriété des pêcheries et du poisson ? Seul l’avenir le dira.
Down To Earth, juin 2015.
Traduction : Danièle Le Sann