Pêcheurs au Festival Pêcheurs du Monde : « Nous en ressortons grandis »

, par  CLAQUIN, Bruno, LAGARDE, Virginie

La 12ème édition du festival de films Pêcheurs du monde n’a pu avoir lieu en 2020, mais en 2021, malgré la crise du Covid, le Festival a pu se dérouler sur une autre forme et acquérir un plus grand rayonnement puisque son audience est passée de 3000 spectateurs en salle à plus de 20 000 dans le monde entier. La moitié des films sélectionnés a été présentée sur une plateforme de diffusion gratuite, Kub, soutenue par le Conseil régional de Bretagne. Tous les films en compétition ont été présentés, les autres seront projetés dans diverses communes de l’agglomération de Lorient, à la fin du mois de septembre. Deux des quatre membres du jury, représentant le monde de la pêche témoignent de leur expérience.

Cette année nous avons eu le privilège d’être retenus pour faire partie du jury du festival Pêcheurs du Monde (https://www.pecheursdumonde.org/edition-festival/jurys/). Nos modestes CV ont été retenus pour représenter et exprimer la voix des pêcheurs lors des délibérations avec les autres membres du Jury (Férid Boughédir, Président du jury et Prune Engler) issus et professionnels du monde du cinéma. Férid Boughédir est un Tunisien considéré comme le plus grand réalisateur de son pays, habitué des jurys de grands festivals comme Cannes, Berlin et Venise. Il a également été le directeur du festival panafricain de Carthage. Prune Engler a travaillé pendant près de quarante ans pour le festival de cinéma de la Rochelle, qu’elle a dirigé après 2001. Ce festival est l’un des plus importants en France.
Cette année été un peu particulière et le festival a dû se réinventer du fait de la situation sanitaire. Nous étions d’abord un peu déçus de ne pas vivre cette expérience physiquement mais l’aventure « virtuelle » a été tellement riche et intense que nous en ressortons ravis et grandis.

Regards croisés

La première partie de l’aventure a consisté à visionner les films (8 longs métrages et 3 courts métrages) sélectionnés, chacun de notre côté, avec des debriefings communs réguliers sans classement à ce niveau. Il est vrai que cette partie fut un peu frustrante au départ, chacun de notre côté, nous avons vécu ces visionnages, seuls dans notre salon, notre cuisine ou notre bureau, enfermés avec ces œuvres et les sentiments qu’elles ont éveillés en chacun de nous. Mais, en fin de compte, cela a été plus qu’intéressant puisque nous arrivions aux moments des débats et des délibérations avec notre point de vue totalement objectif et personnel, sans aucune influence extérieure. Cela s’est traduit par de longues soirées animées de débats et d’échanges virtuels, riches et extraordinaires, dont nous gardons tous un très très bon souvenir. Nous avons aussi tous appris à nous connaitre et nous apprécier et en cette période, ces échanges n’ont pas de prix.
Nous avons pu réaliser que nous avons analysé ces films avec des regards totalement différents, influencés par nos expériences de vie. Bruno avec son vécu d’homme de la mer, terre à terre et ultrasensible à l’ambiance marine, aux transcriptions techniques et aux conditions de vie des hommes et des femmes de la mer ; Virginie avec son vécu de combattante engagée auprès de ces mêmes hommes et femmes et pour la défense de leur environnement ; Prune et Ferid avec leurs regards de professionnels du cinéma, sensibles à la beauté des images, à la contemplation, à la poésie, aux prouesses techniques et aux éventuelles manipulations des images pour la transmission d’un message.
Même si les débats ont été animés et certains points de vue différents, nous avions tout de même une sensibilité commune sur les combats menés par ces hommes et ces femmes, sur les histoires qui ont touché notre humanité. Nous étions aussi tous très attentifs à l’exactitude, au travail, aux prouesses techniques et à la façon dont ces histoires nous étaient rapportées par ces films.

Une réalisation virtuose

Cela nous a conduit à être assez unanimes sur le choix du palmarès avec, pour le prix du Festival Pêcheurs du monde - catégorie long métrage, un film qui relate un événement dramatique et important de notre histoire et de notre patrimoine. Et qui a particulièrement résonné dans nos cœurs de Sud Finistériens. Ce film nous fait vivre ce drame de la mer avec une justesse et une émotion certaines. Alain Pichon nous fait subir la tempête qui a enlevé tant de vies, sans même en avoir une image, en s’appuyant sur de précieux témoignages et en faisant vivre des tableaux. Il n’était dont pas difficile de conclure sur ce choix et de récompenser le travail extraordinaire de ce réalisateur qui nous fait vivre ces évènements qui ont coûté la vie à tant d’hommes et de très jeunes marins, embarqués sur les thoniers à voile de Bretagne Sud : Septembre 1930, Thoniers dans la tempête, de Alain Pichon (France). Plus de 200 marins, souvent de la même famille, et de nombreux jeunes mousses de 12 ans, ont disparu au cours de cette terrible tempête de 1930. C’était à l’époque où les moyens de communication n’existaient pas et où les instruments de navigation à la voile étaient rudimentaires. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, même si les tempêtes peuvent encore mettre en péril les bateaux les plus puissants, en particulier lorsque des engins de pêche abandonnés viennent se prendre dans l’hélice et que le bateau devient ingouvernable, comme l’a montré un film primé dans un précédent festival : Hommes des tempêtes de Frédéric Brunnquell. Dans les pays du Sud, d’Afrique ou d’Asie, il arrive bien souvent que l’absence de moyens de communication et d’accès aux prévisions météorologiques confronte les pêcheurs à des situations semblables à celles des pêcheurs européens du début du 20ème siècle.

Une femme thaïlandaise crève l’écran

Nous avons tous été sensibles au combat de cette femme thaïlandaise en lutte contre le scandale très peu connu et pourtant bien réel de l’esclavagisme en mer. Des vies honteusement volées et détruites par des hommes peu scrupuleux et une mondialisation qui oublie bien souvent le sort de ceux qui nous nourrissent. Heureusement, cette femme lutte courageusement et a su trouver les ressources et une équipe pour mener à bien, modestement, son combat. Elle recherche, avec d’anciens esclaves, souvent mutilés, des pêcheurs qui se sont réfugiés sur des îles oubliées d’Indonésie et y ont fait leur vie loin de leur famille d’origine en Birmanie. Elle se bat aussi pour obtenir des indemnités pour les survivants handicapés. Il reste juste à espérer que ce film courageux aidera à éveiller les consciences. Ce film nous a particulièrement touchés car, à l’heure actuelle, de bien piètres sujets [1] animent les détracteurs de notre profession alors que le scandale de ces pratiques illicites mérite la mobilisation de chacun et nous sommes à peu près certains que Chandrika Sharma aurait approuvé ce choix : Prix Chandrika Sharma pour GHOST FLEET de Shannon Service et Jeffrey Waldon (États-Unis).

Une culture de résistance

Pour les courts métrages, nous avons aussi été unanimes sur cette histoire touchante d’un homme qui pêche dans des conditions difficiles, en pleine ville, quelques précieux kilos de moules qui lui permettent de survivre avec sa famille dans un bidonville brésilien bientôt étouffé par les coquilles de ces mêmes moules dégustées dans les restaurants. Un film qui interpelle beaucoup et d’une justesse touchante : Prix du Festival de films Pêcheurs du monde – catégorie court métrage : CHAIR ET NACRE de Daniel Drumond (Brésil/France).

Enfin, les mentions spéciales viennent de notre envie commune de récompenser le travail de mémoire et les images poétiques de cette Guyane loin du temps et du perpétuel mouvement de la société : Mention spéciale – catégorie long métrage EAUX NOIRES de Stéphanie Régnier (France). Au cœur de la forêt amazonienne, des descendants d’esclaves vivent paisiblement de l’élevage de zébus. Les femmes contribuent à la subsistance en pratiquant la pêche. Un témoignage poétique sur une société fragile mais résistante grâce à sa culture respectueuse d’une nature exubérante. Nous avons aussi voulu souligner le courage de cette femme qui se bat dans un bidonville de pêcheurs de Lagos, au Nigéria, pour que les femmes puissent exister et s’exprimer dans un monde où l’homme reste tout-puissant et où le combat féministe à mener est juste colossal : Mention spéciale : Chandrika Sharma pour MADAME F de Chris van der Vorm (Pays-Bas).

Le prix du public, attribué à « La saison des tourteaux », nous a bien plu car il complète justement notre « casting ».

Une expérience extrêmement riche donc, également constructive et passionnante pour nous deux, enfants du monde maritime mais aussi sensibles aux combats actuels, à la mémoire et à la poésie et cinéphiles en devenir…

Bruno Claquin, pêcheur retraité de Douarnenez, ancien président du comité local des pêches et engagé maintenant dans la société de Sauvetage en mer.
Virginie Lagarde, Co-présidente du Collectif Pêche et Développement, responsable des questions environnementales au comité des pêches du Finistère.

[1Depuis plus d’1 an, les pêcheurs du Golfe de Gascogne subissent une campagne de pression de la part de Sea Shepherd à cause des dauphins qui se prennent dans leurs filets, particulièrement en hiver. Sea Shepherd, avec l’appui d’autres ONG, demande l’arrêt de la pêche pendant 4 mois, avec pour objectif plus lointain une interdiction totale de la pêche pour protéger les dauphins. Virginie Lagarde et Bruno Claquin sont engagés quotidiennement dans la défense des pêcheurs et travaillent à la recherche de solutions pour concilier la pêche et la protection des dauphins.

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