Changer de Cap Commentaires d’Alain Biseau sur le rapport de Bloom et sur le rapport scientifique de l’Agro.

, par  BISEAU, Alain

Après le rapport de Bloom du 24 janvier 2024, https://bloomassociation.org/rapport-inedit-transition-peches/
et celui de Agrocampus
https://www.qwant.com/?client=brz-moz&q=Rapport+agrocampus+p%C3%AAche+2024&t=web
il est intéressant de se plonger dans les commentaires de Alain Biseau, qui a été le coordinateur des expertises halieutiques à l’IFREMER, membre du CIEM.

Le rapport de Bloom utilise une nomenclature simple pour caractériser les catégories de navires : petits (<12mètres), grands (12-24 mètres) et très grands (>24 mètres). [On pourra noter l’absence de ‘moyens’.] Le rapport de Gascuel et al, [curieusement] mélange les genres : côtiers (<12m), hauturiers (12-24m) et industriels (>24m).
Autant les appellations ‘petits’, ‘moyens’ et ‘grands’ sont cohérentes (on peut néanmoins discuter des limites de chaque catégories, même si 12 et 24 mètres semblent assez communément utilisées), autant les appellations du rapport scientifique semblent confuses. Les deux premières catégories (‘côtiers’, ‘hauturiers’) se fondent sur la distance à la côte des activités de pêche ; il faudrait lui ajouter la ‘grande pêche’. Le terme ‘industriel’ est ici synonyme de grands navires. Faut-il rappeler que pour l’administration maritime un navire est dit industriel (quelle que soit sa taille) si l’armateur n’est pas embarqué et si la rémunération des marins est (au moins en partie) fixe [salaire minimum].

En ce qui concerne le regroupement des engins, il n’y a rien à redire, c’est du classique. Néanmoins, il n’est indiqué nulle part qu’un navire peut utiliser plusieurs engins et que son affectation à un type d’engin se fait sur la base de son utilisation majoritaire, ce qui peut affecter assez largement les indicateurs regardés.

Enfin, sur le fond, il n’est pas fait mention, ou en tous les cas le tableau A21.1 du rapport scientifique ne la présente pas, la variabilité de chaque indicateur à l’intérieur de chacune des classes considérées.

Quelques commentaires sur les seules moyennes présentées, (hors aspects socio-économiques) :

« 84% des débarquements issus de stocks surexploités proviennent des grands chalutiers et sennes. »

Le chiffre est exact (d’après le rapport scientifique). MAIS les débarquements issus de stocks surexploités [1] représentent 27% des débarquements totaux (ce qui est à peu près la proportion indiquée dans les rapports annuels de l’Ifremer, la différence entre les deux tenant sans doute à l’extrapolation aux débarquements totaux réalisés dans le rapport scientifique à partir de la composition spécifique des débarquements des navires étudiés).
Si l’on s’en tient aux ‘grands chalutiers et sennes’ et que l’on regarde flottille par flottille, il faut noter de très grande disparité entre engins pélagiques et engins de fond :

Le tableau A21.1 donné en annexe du rapport scientifique, avec un découpage plus fin des catégories de longueur des navires, montre les grandes disparités à l’intérieur des classes ci-dessus (chiffres entre crochets pour les tranches 12-18m, 18-24m, 24-40m et >40m et pour les pélagiques en distinguant chalut et senne [NB. Pas de senne pour les plus de 24m].

Il aurait également été pertinent de citer les chiffres pour les navires de taille inférieure à 12m : 17% pour les chaluts et sennes de fond, 94% pour les chaluts pélagiques et 73% pour les sennes pélagiques.
Ainsi présenter la seule contribution des ‘grands chaluts et sennes’ aux débarquements de ressources surexploitées, comme élément à charge, sans indiquer la part de ces ressources surexploitées dans les débarquements totaux, donne une vision biaisée.

Certes, cette part des ressources surexploitées dans les débarquements de chaque catégorie peut être importante, mais les grands navires ne font pas systématiquement pire que les plus petits.

Il aurait pu être intéressant de détailler les espèces/populations surexploitées qui contribuent de manière non négligeable aux débarquements des diverses catégories, voire d’expliquer les causes de la surexploitation : Ainsi pour les stocks pélagiques, les deux espèces surpêchées les plus importantes sont :

  • la sardine (du golfe de Gascogne) qui contribue à hauteur de 93% et 88% (respectivement pour les navires de moins de 12m et de plus de 12m) à la part des débarquements de populations surexploitées des chalutiers et senneurs (bolincheurs) pélagiques ; il faut noter que cette espèce ne fait pas l’objet de quotas et que, de ce fait, l’effort de pêche (espagnol) a beaucoup augmenté ces dernières années,
  • le merlan bleu (de l’Atlantique nord-est) qui constitue (92%) des prises des chalutiers pélagiques de taille supérieure à 24 m (en l’occurrence, cette espèce constitue l’essentiel des prises d’un seul grand chalutier (>40m)) ; contrairement à la sardine, cette espèce est soumise à quota, mais, faute d’accord international, la somme des quotas nationaux dépasse largement les recommandations scientifiques ; on peut également noter que le ‘grand’ navire français à capturer du merlan bleu le fait pour la consommation humaine (en produisant du surimi), contrairement à beaucoup d’autres navires internationaux pour lesquels la capture est destinée à faire de la farine pour l’alimentation animale.

Pour les stocks démersaux, merlan, églefin et cabillaud de mer Celtique des chalutiers et senneurs de fond ‘hauturiers’ contribuent largement à la part des débarquements de populations surexploitées mais ces derniers restent modestes (20%). Pour les navires dits ‘industriels’, c’est le lieu noir qui contribue majoritairement (72%) aux débarquements des populations surexploitées ; la dernière évaluation du CIEM (2023) montre que ce stock n’est plus surexploité.

Il faut noter que le caractère ‘surexploité’ est fondé sur la moyenne sur 3 ans (2017-2019) des ratios F/FRMD. Le choix d’une moyenne sur 3 ans permet de s’affranchir de variations annuelles mais peut masquer des tendances (à la hausse comme à la baisse). De plus, la période utilisée est assez ancienne, et des données plus récentes (CIEM 2023 par exemple) auraient sans doute été plus pertinentes.
De plus, l’hypothèse que pour les stocks considérés ‘à dires d’experts’, le ratio est le même que celui de la moyenne des stocks de même catégorie est sans doute discutable.

« 57% des émissions de CO2 des navires étudiés proviennent des grands chaluts et sennes de fond »

Ce chiffre n’est pas surprenant compte tenu que les navires concernés sont les plus grands, les plus puissants, que leurs zones de pêche sont –pour la plupart – éloignées, voire très éloignées et que la route pour aller sur zone contribue significativement à la consommation totale ; enfin, bien sûr, le mode de pêche en trainant un engin sur le fond est très consommateur d’énergie (moins cependant pour les senneurs que pour les chalutiers). Pour autant, le constat est légèrement différent si l’on rapporte la consommation d’énergie au kilo de poisson capturé : pour les navires de moins de 12 mètres, le ratio est de 0.94 pour les caseyeurs, 1.60 pour les fileyeurs, 2.13 pour les ligneurs et 3.07 pour les chalutiers de fond. La senne pélagique (bolinche ici) est l’engin qui a le ratio le plus faible : 0.23 pour les navires entre 12 et 18 mètres qui réalisent l’essentiel des débarquements de ce métier. Le ratio des grands chalutiers pélagiques (>40m) vient juste après avec 0.61 kg de CO2 / kg de poissons débarqués. Pour les navires pratiquant le chalut ou la senne de fond (l’information pour chacun de ces engins n’est pas disponible dans le rapport) le ratio est plus élevé mais augmente au fur et à mesure que la taille du navire diminue : 1.93 kgCO2/Kg poisson pour les plus grands navires, 2.97 pour les navires de 24-40m, 3.98 pour les 18-24m et 4.15 pour les 12-18m. Les chiffres pour la drague sont faibles ce qui s’explique sans doute qu’un navire classé dragueur ne pratique la drague qu’une (petite) partie de l’année….

Ces ratios, calculés à partir des chiffres présents dans le rapport scientifique diffèrent de ceux que l’on peut trouver dans diverses publications scientifiques qui montrent que la consommation de carburant par kilo pêché est inférieure pour les opérations de pêche au chalut de fond, sans qu’il soit précisé si la consommation en route est incluse ou non. Intégrer la route pour aller sur les zones de pêche comme le fait –implicitement- le rapport scientifique a du sens si l’on s’intéresse au navire et non plus seulement à l’opération de pêche.

La présentation d’une consommation de CO2 par euros débarqués est également un indicateur intéressant mais résulte de la combinaison de la consommation stricte et du prix des poissons débarqués, ce dernier étant supérieur pour les petits navires ; le message porté par cette information est donc complexe.

« + de 1 juvénile sur 2 pêché est capturé par un grand chalut ou une grande senne »

Comme pour la contribution de chaque segment aux débarquements provenant de stocks surpêchés, il aurait pu être présenté (à la place ou en plus) la part des juvéniles dans les débarquements de chaque segment. Ainsi, les données disponibles indiquent que les captures de juvéniles des grands chaluts et grandes sennes pélagiques des navires supérieurs à 12 mètres représentent 13% des captures totales de ce segment, pour 45% pour les chaluts et sennes démersaux.

Dans le détail : 45% des captures des fileyeurs de moins de 12mètres sont des juvéniles, pour 56% pour les engins trainants sur le fond pour cette même catégorie de navire ; pour les navires entre 12 et 18 mètres, le ratio est de 34% pour les bolincheurs, 45% pour les engins trainants sur le fond et 22% pour la drague.

Le rapport rappelle la très forte incertitude sur les estimations de captures de juvéniles… ce qui explique sans doute que la part des juvéniles dans les captures les navires de plus de 12 mètres utilisant des chaluts et sennes trainants sur le fond (45%) est appliquée à chacune des catégories de taille de navires.

« 90% de l’abrasion des fonds est causé par les grands chaluts et sennes de fond »

Rien de très surprenant dans le fait que l’abrasion des fonds marins soit très majoritairement causée par les engins trainant sur le fond. 90% est le chiffre qui concerne la totalité des engins trainants sur le fond, petits et grands (et non seulement ‘grands’ comme l’indique le rapport). Si l’on s’en tient aux seuls grands chaluts et sennes de fond (i.e. ceux mis en œuvre par des navires d’une longueur supérieure à 12 mètres) le pourcentage est de 74% (ce qui veut dire que 16% de l’abrasion est causée par des petits navires utilisant des arts trainants.

« 60% des captures accidentelles d’espèces sensibles sont causées par les petits arts dormants (hors caseyeurs) »

Ces chiffres sont exacts (d’après les données disponibles dans le rapport scientifique). Le rapport scientifique dit ‘85% des captures d’espèces sensibles seraient réalisées par la flottille des arts dormants (lignes, filets, casiers), et en particulier par les navires côtiers (62% du total).
Noter l’emploi du conditionnel qui est plus que justifié ici compte tenu des très fortes incertitudes sur les données.

Accessoirement :

« Dans l’Atlantique Nord, 90% des espèces marines de prédateurs ont disparu depuis 1900 »…
sans se prononcer sur les chiffres, il faut a minima lire ‘90% des individus (en nombre ? en poids ?) des espèces marines de prédateurs ont disparus’ et non ‘90% des espèces’.

[1Ici, le terme ‘surexploité’ désigne des stocks pour lesquels le taux d’exploitation est supérieur à celui permettant le rendement maximal durable. Le terme consacré par les scientifiques (dont Gascuel), les pêcheurs et les ONG est dans ce cas ‘surpêché’, terme utilisé dans les bilans annuels de l’Ifremer.

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