Sciences halieutiques et connaissance experte des pêcheurs. Réflexions autour d’une conférence de Gabriel Lahellec

, par  BIGET, Denis

Une déqualification des savoirs populaires

Dans un compte-rendu publié dans le Bulletin de l’Enseignement professionnel et technique des pêches maritimes de 1912, Raymond Duguay, avocat et publiciste attaché au Ministère de l’Agriculture écrit : « … Pour l’étude, pour l’exploitation rationnelle de la mer, viennent d’abord les océanographes, suivant la belle définition du professeur Thoulet ; après eux les zoologistes et en dernier lieu les pêcheurs. » Je cite souvent cette phrase pour illustrer le contexte historique et épistémique du regard que les savants portent sur les activités de production primaire et sur la pêche en particulier.
Ce contexte est celui du positivisme, de la croyance en la Science et au Progrès, celui du Scientisme, c’est-à-dire de ce mouvement de pensée qui, depuis la fin du XIXème siècle environ donne tout pouvoir à la science dans l’explication du monde et le contrôle des activités humaines. Cette croyance s’accompagne d’une déqualification des savoirs populaires ancestraux et pratiques qui sont considérés comme des obstacles à la marche générale et désormais inéluctable du Progrès scientifique et technique et par conséquent un frein au progrès économique et social.
Ce mouvement positiviste et scientiste va donner naissance aux enseignements agricoles, au début du XXème siècle et à l’enseignement professionnel maritime à la fin du même siècle pour former les producteurs primaires, paysans et pêcheurs, à l’exercice scientifique et rationnel de leur activité. Ces enseignements pratiques et spécialisés entendent sortir les producteurs de la routine et de l’ignorance, les détourner de leurs savoirs jugés inadaptés, archaïques et inefficaces, en diffusant la science et en légitimant les savoirs savants. C’est, tant pour l’agriculture que pour les activités halieutiques, une forme de contrôle et de domination des savoirs populaires et donc des populations paysannes et maritimes. [1]

Relativiser les excès du scientisme

En ce qui concerne la paysannerie, il faut toutefois apporter quelques nuances et mentionner avec Sacha Tomic [2] que de nombreux auteurs et savants de l’époque expriment une certaine retenue face au rejet des savoirs paysans. S’ils jugent pour la plupart que la masse des « agriculteurs ignorants » est responsable des mauvaises récoltes, d’autres estiment cependant que le savoir-faire ancestral doit être pris au sérieux. Raymond Duguay cité plus haut écrit en 1903 que les cultivateurs sont des « minutieux observateurs » de la nature et que « à la simple inspection d’une pièce de terre, à la couleur de la terre, à la manière dont elle s’écrase, aux pierres qu’on y trouve, à l’eau qui y séjourne à certains endroits en hiver, à la récolte et aux herbes qui s’y trouvent, le premier cultivateur venu apprécie la valeur d’un champ. Sur le terrain pratique, il n’est donc pas prudent de le contredire. » [3]
Le cultivateur-propriétaire Dauverné loue l’expérience et le sens de l’observation de l’agriculteur car « le meilleur chimiste, c’est la plante ; elle est douée d’une délicatesse à laquelle les chimistes des laboratoires n’atteindront jamais ; elle ne peut ni se tromper ni être trompée. » [4] Dans son ouvrage, R.Duguay conseille même au professeur des écoles d’agriculture de « se débarrasser d’une partie du bagage scientifique dont il était chargé à la sortie de son école. »
Sacha Tomic rappelle que dans ce relativisme du scientisme opère une double dynamique, celle diffusée par le haut, à peine atténuée par les savoir-faire des paysans intégrés par l’élite scientifique « dans son discours pour mieux légitimer l’idéologie du progrès et propager les engrais dans le monde rural. » [5]

Relativiser le relativisme du scientisme : « il faut apprendre à pêcher aux pêcheurs »

Si les savants agronomes proposent avec quelque condescendance, de prendre les savoirs des paysans au sérieux, c’est parce qu’ils les côtoient et travaillent au quotidien avec les agriculteurs, notamment dans les fermes et sur les champs des écoles d’agriculture. Leur savoir scientifique se fonde en quelque sorte sur un savoir pratique et sur l’observation des savoirs locaux. Nonobstant, leur intention est bien de persuader les agriculteurs des bienfaits de la science.
Il n’en est pas tout à fait de même pour les pêcheurs. Au travers de congrès, d’analyses de rapports de mer et de registres d’assurance, et aussi d’expérimentations techniques, savants, philanthropes, politiques et élite professionnelle émettent des constats qui les portent naturellement à des jugements de valeur. Accidents et fortunes de mer, pêches désastreuses et famines, tempêtes mortelles composent un ensemble impressionniste sur lequel va se fonder la nécessité d’un enseignement pour les marins-pêcheurs.
Les promoteurs de la Société d’Enseignement Professionnel et Technique des Pêches Maritimes vont créer la première école de pêche maritime à Groix en 1896 pour « apprendre à pêcher aux pêcheurs » et inscrire le progrès « dans leurs crânes de primitifs », selon l’expression d’Anatole Le Bras observant des élèves de l’école de pêche de Groix en 1900.
Non seulement leurs savoirs, ceux qui leur permettent quotidiennement de pêcher et de nourrir les populations depuis des millénaires ne sont pas pris au sérieux mais ils sont dépréciés, déqualifiés et bannis de toute activité halieutique. Le pêcheur va devoir, pour servir la Nation et améliorer son sort, oublier ses connaissances ancestrales pour pratiquer une pêche rationnelle et scientifique. L’ignorance et l’incompétence supposées des pêcheurs en matière de pêche vont dominer – et dominent encore aujourd’hui parfois – le regard que les savants et l’opinion publique portent sur les activités de pêche maritime.

Pêcheurs de tellines évaluant leur stock
Pêcheurs de tellines évaluant leur stock

Ce n’est semble-t-il pas le point de vue développé par Gabriel Lahellec dans ses travaux de recherche doctorale comme nous allons le voir.

Une nécessaire complémentarité entre la science et la connaissance écologique et pratique des marins-pêcheurs. L’exemple de la sole.

Dans sa conférence du 8 février 2024 intitulée « Contribution de la connaissance experte des pêcheurs professionnels à l’identification des habitats essentiels pour le renouvellement des populations marines exploitées », G. Lahellec nous fait part des résultats de ses recherches inscrites dans le projet ExPêche.
Ce projet porte sur les Zones Fonctionnelles Halieutiques (ZFH) c’est-à-dire les « espaces de mer essentiels pour l’accomplissement d’au moins une phase du cycle de vie d’une ressource halieutique » ou encore selon Delage et Le Pape, « une zone et une période où la concentration forte d’individus à un stade de vie donné contribue fortement au renouvellement de la population. »
Les suivis scientifiques d’espèces, depuis 2018, sont fiables et robustes mais limités dans l’espace et selon les périodes de l’année.
Le travail de thèse de G.Lahellec cherche à combler ce manque de connaissances scientifiques en diversifiant les sources d’information, grâce notamment à la prise en compte des données et des observations des professionnels de la pêche.
G. Lahellec a donc récolté les données déclaratives des pêcheurs (captures, localisation…) et pris en compte les connaissances écologiques empiriques des pêcheurs, en caractérisant les zones, physiques, biologiques, etc. et en cartographiant directement les zones grâce au travail des pêcheurs.
Le cas d’étude est celui des nourriceries de soles dans le golfe de Gascogne. La campagne scientifique sur la densité des juvéniles selon un modèle d’habitats va être complété, au Nord et au Sud du Golfe, par les données des professionnels de la pêche de l’Organisation de producteurs Pêcheurs d’Aquitaine.
Il s’agit d’adapter le modèle scientifique en supprimant notamment « l’effet secteur » pour étendre l’étude aux zones non couvertes par le modèle.
Ce modèle d’exploration est confronté aux savoirs des pêcheurs en étudiant le contexte d’activité, les nourriceries avec lesquelles ils travaillent et l’évolution de l’état de ces nourriceries au cours de leur carrière de pêcheur.
Ce travail s’appuie également sur les données OBSMER d’observation des captures sur les navires de pêche de 2003 à 2021. Ces données précises et ponctuelles déterminent les juvéniles grâce à la clé taille-âge mensuelle mais ne permettent pas une cartographie.
Les résultats de cette exploration du modèle à partir de ces trois sources de données montrent une densité forte de soles dans le bassin d’Arcachon et sur une fine bande littorale de faible bathymétrie de la frontière espagnole à l’estuaire de la Gironde.
La comparaison du modèle avec les données OBSMER révèle une migration saisonnière des juvéniles. Cependant, si le modèle détecte bien des cœurs de nourriceries, OBSMER ne valide pas forcément tous les cœurs de nourriceries. Il y en a peut-être d’autres.
La comparaison avec les observations des pêcheurs met en évidence quatre nourriceries. La zone de la côte médocaine est, elle, identifiée par plusieurs professionnels
Cette comparaison des sources indique une concordance forte entre les données des pêcheurs et les données OBSMER. Ces deux sources sont en forte corrélation.
Mais en comparant la cartographie du modèle scientifique avec la cartographie directe des pêcheurs, il apparaît que, si le modèle prédit une présence continue des juvéniles sur toutes les zones, les pêcheurs, eux, limitent ces résultats et n’observent pas toujours une présence de juvéniles.
Pour les pêcheurs, cela est lié à la caractérisation sédimentaire à substrat fin uniquement au Nord de la zone.
Par ailleurs, dans le bassin d’Arcachon, le modèle ne distingue pas de zone meilleure pour les nourriceries.
Par contre, les données des pêcheurs affinent le modèle en identifiant la présence de juvéniles au nord du bassin et l’existence de chenaux préférentiels où il n’y en a pas.

La connaissance experte des pêcheurs apporte un raffinement spatial aux données scientifiques.

L’intérêt de cette connaissance experte des pêcheurs consiste en un raffinement spatial des données, couplé avec d’autres sources.
En dépit du faible nombre de professionnels interrogés, la représentativité de l’échantillon est bonne. Les discours sont semblables. Les différents pêcheurs identifient des nourriceries aux mêmes endroits et les informations et définitions des nourriceries sont les mêmes selon chaque pêcheur. La connaissance écologique des pêcheurs est donc complémentaire des modèles scientifiques.

Océanographe et naturaliste, le Professeur Thoulet cité au début de cet article exprimait, avec sincérité probablement, toute l’idéologie du scientisme se son époque, au point de nier toute compétence pratique aux pêcheurs dont le quotidien, pourtant, est la pratique de la pêche, en mer, là sur le bateau, chaque jour à chaque instant.
Ce n’est ni le point de vue ni l’approche de Gabriel Lahellec, pourtant lui aussi scientifique et expert. G. Lahellec semble bien pratiquer et mettre en œuvre une science débarrassée de l’idéologie scientiste, ouverte à de multiples sources et y compris à la connaissance pratique et non savante des acteurs et des pratiques qu’il étudie. Loin de respecter les savoirs locaux pour mieux légitimer les données des modélisations scientifiques, il constitue les connaissances écologiques des pêcheurs en outils et en données complémentaires des modèles scientifiques dont les résultats sont incomplets, abstraits voire parfois grossiers.
Gabriel Lahellec fait ainsi œuvre de science véritable, c’est-à-dire de science où les données de sources variées sont prises en compte, comparées, analysées et se corrigent mutuellement, où, enfin, la hiérarchie des savoirs est mise à l’épreuve de la rigueur de la science.

Denis BIGET
Anthropologue
Enseignant-chercheur associé à l’UBO - Brest
CRBC – Centre François Viète.

[1Cf. BIGET, Denis, (2009). L’enseignement professionnel des pêches maritimes en France (1895-2007). Essai d’anthropologie historique, Paris, L’harmattan ; GRIGNON, Claude, (1975) « L’enseignement agricole et la domination symbolique de la paysannerie », Actes de la recherche en sciences sociales, I, I, pp. 75-97.

[2TOMIC, Sacha, (2017) « La « science des engrais » et le monde agricole en France au XIXème siècle », Journal for the History of Environnement and Society, vol. 1, pp. 63-93.

[3DUGUAY, Raymond, (1903) L’enseignement agricole en France à tous les degrés. Ecoles et cours d’agriculture, Paris. Cité par TOMIC, op.cit. p. 76.

[4TOMIC, idem, p. 77.

[5TOMIC, Idem, p.78.

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