Je marche. Je regarde. Je salue, j’échange quelques mots – ça ne va le plus souvent pas au-delà : je baragouine trois mots de tagalog, peu sont ceux qui maîtrisent suffisamment l’anglais pour qu’une véritable conversation soit possible. Je photographie, griffonne dans le cahier qui ne me quitte pas. Je me déchausse, retrousse mon pantalon, patauge. Les informations glanées sur place sont le plus souvent parcellaires, pas toujours fiables. Une réponse délibérément évasive me fait soupçonner anguille sous roche. Une remarque qui n’a pas à voir avec mon sujet peut m’orienter sur une nouvelle piste. De retour à l’hôtel, je lance des recherches sur la toile. Ça reste, et le restera jusqu’au bout, incomplet. Mais j’y retourne. Et sans attendre la suite, je mets quelques notes, disparates, en ligne. Et des images.
Navotas est le plus grand port de pêche des Philippines. Chaque jour, une quinzaine de gros navires de pêche industrielle y déchargent quelque 300 tonnes de poisson. Une cinquantaine de tonnes supplémentaire arrive par camion au marché qui jouxte le port. Je n’ai aucune idée de ce que représentent les prises débarquées par les pêcheurs artisanaux et les navires de petite pêche commerciale aux différentes consignations où les attendent les middlemen (intermédiaires).
Les deux-tiers des 250.000 habitants de la ville vivent d’activités liées, directement ou indirectement, à la pêche. Pêcheurs artisanaux et marin-pêcheurs (bien sûr). Journaliers employés au déchargement et au tri du poisson. Négociants en produits de la mer, intermédiaires, grossistes, détaillants. Transporteurs, des camions frigorifiques aux tricycles. Personnel administratif du port et ses annexes, chefs et sous-chefs, agents, commis, préposés. Hommes et femmes d’entretien. Vigiles. Employés des conserveries et autres usines de transformation des produits de la mer. Ouvriers des chantiers de construction et de réparation navale. Fabricants et raccommodeurs de filets. Fournisseurs de petit matériel (bottes, bassines, sceaux, glacières et caissons en polystyrène, sacs plastiques, peinture, petit outillage, cordages, lignes, filins…) ou contribuant à l’avitaillement des navires (carburant, glace, sel, eau, vivres). Tenanciers des gargotes, stands, débits de boissons, bars plus ou moins glauques et leurs inévitables karaokés installés tout autour du port et du marché au poisson.
Trente-et-une compagnies de construction et réparation navale sont implantées à Navotas. Elles emploient environ une centaine d’ouvriers chacune. Pour la plupart des contractuels en situation précaire, qu’on débauche quand il n’y a pas de boulot. Toute tentative d’y implanter un syndicat est impitoyablement réprimée.
Port de pêche industrielle de Navotas
La « guerre de la drogue » [1] a fait un nombre considérable de victimes à Navotas, notamment aux environs du Marché 3, où les dealers de méthamphétamine (shabu dans le jargon local) avaient (ont ?) pignon sur rue. La clientèle est là : nombre de marins-pêcheur et de travailleurs informels des docks et des halles du marché au poisson (débardeurs, laveurs de bassines et de sacs en plastique, trieuses de poisson, conducteurs de tricycles, vendeurs ambulants, récupérateurs de déchets…) prennent des méthamphétamines pour tenir le coup.
Marché au poisson (Market III).
« La baie de Manille est très poissonneuse et si l’on passait quelques années sans y pêcher elle regorgerait de poisson : cette grande abondance de poisson fait sans doute que les bords de cette baie et les environs de Manille sont si peuplés ».
(Voyage dans les mers de l’Inde, fait par ordre du Roi, à l’occasion du passage de Vénus sur le disque du soleil le 6 juin 1761 et le 3 du même mois 1769, par Mr Le Gentil, de l’Académie Royale des Sciences).
Nanding est propriétaire de deux bateaux de petite pêche commerciale. Il n’hésite pas à mettre les mains dans le moteur mais ne sort pas en mer. Il admet sans difficulté que ses navires pêchent le dulong – un mélange de minuscules gobis et d’alevins « très apprécié des amateurs de Burger au poisson », paraît-il. C’est illégal, Nanding le sait, mais « tout le monde le fait ». Chaque fois qu’ils prennent la mer, ses pêcheurs s’exposent à une amende. Le pilote s’arrangera avec les gardes-côtes. Comme tous ses confrères, Nanding constate, année après année la diminution des prises dans la baie. Mais les restrictions sur les captures pour favoriser le renouvellement des stocks de poisson ? Les régulations imposées par le code de la pêche ? « Foutaises ! La reproduction des poissons est entre les mains de Dieu ».
Les bénéfices de la pêche, après déduction des frais (entretien du bateau, carburant, nourriture de l’équipage), vont pour moitié à l’armateur, pour moitié à l’équipage – 6 à 8 membres (le pilote perçoit 2 parts). Je touche en moyenne 300 pesos (un peu moins de 5 euros) après chaque sortie (départ en fin d’après-midi, retour à la mi-journée suivante). Mais quand je compare ma paie à la valeur (estimée) de nos prises, je constate que le compte n’y est pas. Le propriétaire prend plus que sa part. Il dit que c’est pour payer les amendes et mettre le navire aux normes imposées par le nouveau code de la pêche – enregistrement du bateau et de l’équipage, nouveaux filets, achat du matériel VMS (Vessel Monitoring System, dispositif de suivi par satellite). Protester, faire grève ? Non, personne ne proteste : peur de perdre son boulot.
Témoignage de Toto Broquesa, marin pêcheur sur un bateau de petite pêche commerciale de Navotas, recueilli par Nieves Sarcos (Pamalakaya).
La coque des navires de grande pêche industrielle est de plus en plus fréquemment métallique. Mais nombre de bateaux construits en bois suivant les règles d’une tradition séculaire et d’une jauge respectable sont toujours enregistrés dans les catégories moyenne et grande pêche commerciale. Le Margarita, par exemple, est un pangulong (purse-senneur) [2] de moyenne pêche commerciale. Il est servi par une équipe d’environ quatre-vingt personnes. Une vingtaine d’entre elles, chargées de l’entretient du bateau et des filets, ne vont pas en mer. Un pilote et son adjoint, un mécanicien, un timonier, un chef de filets, ses quatre assistants et une quarantaine de marins-pêcheur constituent l’équipage embarqué (à la réflexion et en le comparant à d’autres informations concernant le nombre de membres d’équipage des navires de pêche, ce chiffre me paraît exagéré… à manier avec précaution). Le système de partage des bénéfices de la pêche est analogue à celui de la note précédente, mais rendu plus complexe par une répartition différenciée selon les postes occupés (pilote 7 parts, assistant-pilote 3 parts, mécanicien 4 parts, timonier 2,5 parts, chef de filets 2,25 parts, assistants du chef de filets 2 parts, marins pêcheur 1 part, personnel à terre 1,5 part).
Informations recueillies par Nieves Sarcos (Pamalakaya).
Navires traditionnels de moyenne pêche commerciale.
Un projet de digue destinée à protéger Navotas contre les typhons et les fortes vagues est présenté au conseil municipal en 2013. Deux écluses, destinées à éviter les inondations lors des grandes marées, complètent le dispositif. Aujourd’hui, la digue est là, érigée face au large. Une mince langue d’eau noire la sépare des habitations. Des bangkas sont tirées sur la grève. Des ouvertures pratiquées dans la digue permettent aux pêcheurs d’accéder à la mer. « ILS n’auront qu’à les fermer pour nous étrangler et nous contraindre à partir », constate Sammy, pêcheur artisanal du barangay Tangos. « ILS » : les promoteurs du projet de construction du Business Boulevard Park (voir : Sale temps pour la baie de Manille).
Le 18 février 2014, des gardes-côtes signalent une tonne de poissons morts aux environs du Yacht Club de Manille. Quoi ? Du Yacht Club ! Ça fait réagir. Des analyses de l’eau de la baie commandées par le BFAR révèlent une concentration très élevée d’ammoniaque, possiblement due à la décomposition d’animaux mort et/ou à des rejets agricoles et industriels. Elles pointent un pourcentage d’oxygène dissout dans l’eau anormalement faible – les organismes vivants ne peuvent plus respirer et se noient ! Confirment un taux de coliformes (bactérie révélatrice de la présence de matières fécales dans l’eau) qui dépasse le million pour cent millilitres d’eau – mille fois la concentration au-delà de laquelle il est déconseillé de se baigner. Pas mal comme niveau de pollution, non ? Mais vous n’avez encore rien vu. Allez faire un tour à Navotas : là c’est du sérieux ! Et de fait, Navotas cumule : rejets domestiques et industriels, présence de chantiers de construction navale (une industrie très polluante), activité portuaire et, comme si ce n’était pas assez, présence d’une décharge où, chaque jour, une barge vient déverser les déchets produits par le Mall of Asia et autres haut-lieux de la consommation bienséante. « La mer, près de la côte, est tellement chargée de déchets que les hélices des bangkas s’y emmêlent », raconte Ronny, pêcheur du barangay Tangos.