La pêche : exister dans le droit

, par  QUENTEL, Armand

La pêche et les élevages marins sont des activités « premières » dont les acteurs se reconnaissent comme gestionnaires des ressources halieutiques, en cogestion avec l’Etat. Les pêcheurs s’estiment d’utilité publique par leur contribution à la sécurité alimentaire, mais comment cette distinction, socialement actée s’exprime-t-elle dans le Droit ?.

Bien que la mer soit un milieu « commun » où le Droit de la Propriété privée ne s’exerce pas. Mais les pêcheurs portent la légitimité d’une reconnaissance formelle de leurs Droits historiques d’accès et de pêche, ceci à l’image du Droit d’usage et du Droit de cueillette (« Usus et fructus ») d’un Code Napoléon qui serait appliqué à la mer. La transposition de « abusus »est focalisée, non sur le droit de détruire mais sur le devoir de contenir les risques de porter inconsidérément atteinte à l’environnement, à l’mage de la démarche d’Analyse du Risque Pêche (ARP), en cours sur les zones sous pilotage Natura 2000, habitats ou espèces.
La France exprime cette reconnaissance via des Documents Stratégiques préfectoraux. Par ex, le Document Stratégique de la Façade inter-régionale Bretagne – Pays de Loire, officialise la place de la pêche parmi les Objectifs du pavage de sa Carte des « Vocations ». [1]

Les activités et usage de la mer priorités par ce planning s’inscrivent dans les limites des capacités environnementales afin d’assurer l’atteinte du Bon Etat Ecologique du Milieu marin (BEE). Cette approche globale est conforme à la Convention pour la Diversité Biologique (CDB). Les Documents Stratégiques et leur représentation cartographique des Objectifs priorités réalisent ainsi le concept de l’approche écosystémique. [2]

Mais cette proposition pourrait être perturbée si une interprétation « souverainiste » de la Stratégie Nationale des Aires Protégées 2020-2030prenait corps. Certaines structures conservationnistes pourraient être tentées de détourner cette stratégie afin d’en devenir gestionnaires exclusifs, réalisant ainsi la privatisation de notre dernier bien commun national. La carte montrant le planning des priorités entre utilisations et usages durables deviendrait ainsi muselée par le maillage des "protecteurs" du réseau des Aires Marines protégées.
Les « Aires Protégées » sont définies par une sémantique qui les présente, quel que soit leur statut, comme « consacrées » et sous gouvernance de « Gestionnaires » … Ce terme ainsi utilisé est bien singulier. Il conviendrait de le qualifier afin d’éviter l’écueil "arrogance" précisément identifié par l’UICN lors de son congrès de 2005 à Geelong.

Les tribulations du transfert du bien commun à des intérêts privés

Si, après 1945, il y a eu un Commissariat au Plan et des nationalisations d’entreprises, depuis 1986, le transfert de ces secteurs productifs à des intérêts privés n’a eu de cesse de se développer… La tentation est grande de pratiquer de même sur la mer. L’Etat doit rester le garant du caractère « commun » des eaux marines sous sa juridiction. Celles-ci ne doivent pas « passer au privé » sous couvert de « protection » de la Natur et de la Biodiversité alors que le Changement Climatique impose une politique régalienne : une politique qu service du commun, fondée sur la rigueur des solutions basées sur le droit et non sur le flou démagogique de solutions basées sur la Nature, un concept qui peut être facilement dévoyé par les tenants de la privatisation.
Les pêcheurs refusent l’apologie des « Solutions basées sur la Nature », qui mènent à la privatisation de leur support de vie, ils préconisent des « Solutions basées sur le Droit ».
Le conflit entre le principe de liberté et l’appropriation publique, individuelle ou collective, Mare Liberum contre Mare Clausum, apparait maintenant comme un combat d’arrière-garde. "Le danger pour ce dernier « commun » qu’est la Mer, est le risque de privatisation des espaces maritimes et de leurs ressources, au bénéfice d’acteurs privés, tels que certaines ONG environnementales, leurs Fondations et en définitive les industries qui les financent."  [3]

Cette stratégie d’appropriation peut s’illustrer concrètement par la réalisation d’une ONG, The Nature Conservancy (TNC), assurant sa mainmise sur des eaux seychelloises. Cette opération constitue un cas d’école de cession d’un bien national à des intérêts privés.

En dépit de l’importance de ses territoires marins, la France se sent-elle maritime ?... la mer, avec la pêche et ses potentialités, est pourtant reconnue parmi les éléments en devenir, en capacité de répondre aux nécessités de notre sécurité économique. [4]

La pêche à l’horizon 2030

La pêche peut faire sienne une approche inspirée de la Vision 2030 du Document Stratégique de la Façade NAMO (Bretagne - Pays de Loire) qui s’exprime ainsi : "En 2030, le Bien-être et l’Emploi sont reconnus Objectifs premiers... dans le respect du non-dépassement des limites des capacités environnementales ».
Bien-être : c’est la préoccupation sociale. La crise sanitaire du virus COVID 19 impose une réplique adaptée et l’Etat s’y attelle. Le maritime demande la même attention.
Emploi : volet économique, où la pêche artisanale, principale contributrice d’emplois, rétribue ses salariés sur la base du salaire « à la part ». Ce concept reconnait l’équipage comme un « investissement » et les marins, à égalité avec les actionnaires, contributeurs à la richesse de l’entreprise ; une considération différente de celle qui affiche les salaires comme "charges".

Pragmatiquement, faire reconnaître par les Règles comptables que les salaires doivent quitter la colonne des « charges » et migrer vers celle des « investissements » parait utopique ! Pourtant, il s’avère que la "raison d’être de l’Entreprise" a été revisitée en août 2019 par le "Business Roundtable » (qui représente les 192 firmes les plus importantes des USA). C’est un revirement majeur qui ne met plus l’entreprise au bénéfice des actionnaires seuls. [5]

Limites des capacités environnementales : le facteur de charge

Protéger la Biodiversité marine doit se faire via une approche socio-écosystémique intégratrice de l’ensemble des activités anthropiques Il s’agit d’identifier et d’agir autant contre les sources de perturbation « externes » (des bassins versants et des milieux terrestres et aériens) que contre les perturbations « internes » (en mer). La quête du Bon Etat Ecologique, d’où découle la productivité du milieu marin, est prise en cisaille entre ces deux sources de « perturbations » ; et tout en reconnaissant l’apport des AMP pour répondre « sur zone » aux besoins d’agir pour réduire l’empreinte écologique des activités s’y déroulant… Les pêcheurs sont conscients que la part significative des actions devrait porter sur les effets anthropiques des activés « à terre ». Chacun doit faire sa part, mais l’arbre ne doit pas cacher la forêt !

La Stratégie Nationale de la Mer et du Littoral doit assurer l’accès pour tous au bien-être et aux emplois que procurent la Mer et ses services écosystémiques. Il apparait utile de rappeler l’importance des bassins versants : le Littoral doit nourrir la Mer et non lui pourrir la Vie.  [6]

Avis sur la proposition de Stratégie Aires Protégées (AP) Terrestres et Marines (SAP)

La pêche peut s’inquiéter du choix (et surtout de l’usage) d’une Stratégie Unifiée : Les spécificités du milieu marin, dont son caractère fluide, risquent d’être mises à mal par la volonté intangible de "sacralisation" des AMP portée dans le projet SAP dès la définition d’une Aire Protégée. Particulièrement, via l’utilisation pour tous les types d’AMP du vocable "Zone consacrée", qui interdit toute possibilité d’adaptation aux changements (climatique…). De plus, il est difficilement recevable que l’option Aire Protégée soit présentée comme LA solution de protection du Milieu Marin et ne cite pas son inscription au sein d’autres démarches au bénéfice de la Biodiversité marine… (Évaluation des effets environnementaux de l’ensemble des politiques « terrestres »). Le projet de Stratégie gagnerait à rendre plus visible ce qui est d’ordre stratégique et d’ordre opérationnel (lien entre Objectifs et Mesures du Plan d’Action) ainsi que son mode d’intégration au sein des Documents stratégiques relatifs à la mer et au littoral..

Le lien "terre-mer" :

Il faut pouvoir développer des outils de "protection" des AMP contre les effets des "agents extérieurs" à la zone (les bassins versants, les activités anthropiques du littoral et au-delà...) (Ex : les Parcs Naturels Marins et leur possibilité de rendre un « Avis conforme » sur des politiques de développement du littoral et de leur bassin versant). Autrement dit, il ne faut pas se focaliser sur les agents de "l’intérieur" (les activités se déroulant sur la zone classée en AMP) mais instaurer la capacité à agir en retour sur l’"extérieur".

Les Zones de Protection Fortes

L’Etat doit expliciter correctement la définition de "Zone de Protection Forte" basée sur du chiffre d’autant que la réalité est telle que 97% des zones seront hors métropole...

La notion de "gestionnaire" d’AMP

Le terme « gestionnaire » employé sans qualificatif, pour désigner uniformément tous ceux qui sont « en appui technique », constitue une approche bien « singulière », voire insultante pour ceux qui vivent « de » et « par » la mer. Les pêcheurs se considèrent tout autant légitimes à être « gestionnaires », d’autant plus qu’ils dépendent d’une mer « saine, propre et productive ».
Concrètement les Cartes des Vocations des DSF, reconnaissent deux types d’AMP :

  Celles qui sont AMP Planificatrices, avec un Conseil de Gestion, de composition représentative des Collèges « parties prenantes » de la zone (type Grenelle de la Mer) ; Parcs Naturels Marins, Schémas de Mise en Valeur de la Mer… (Sur la Carte des Vocations)

- Celles qui sont AMP de Protection ciblée avec un Comité de Pilotage en charge de veiller à ce que les activités et usages ne portent pas atteinte aux Objectifs de conservation du Document d’objectifs (DocOb). C’est l’exemple-type Natura 2000)

Ainsi une AMP "Parc Naturel Marin" (PNM) disposant d’un Conseil de Gestion constitué de représentation des cinq Collèges (composition type Grenelle de la Mer) peut être considérée comme "gestionnaire" de son territoire ; Autre ex. : le Schéma de Mise en Valeur de la Mer.
A contrario, une AMP type Natura 2000 en mer, n’est pas "gestionnaire" ; c’est une zone sur laquelle les services de surveillance et de contrôle veillent à ce que les activités et usages ne mettent pas en difficulté l’atteinte des Objectifs de Conservation d’un Habitat Particulier ou d’une espèce particulière ayant présidé à la désignation de la zone. C’est alors une mission de police de l’environnement et non de gestion, de planification des activités.
(A l’image de la police de la route qui veille au respect du Code et n’a pas de légitimité à "dire au camion où il doit livrer sa marchandise" !)

A propos des Documents Stratégiques de Bassins, DSB, (départements outremer)

La notion de "protection" peut s’élargir ici aussi au-delà de l’objectif Biodiversité : la sensibilité géostratégique de ces territoires pourrait être un élément décisif de classement au service de la souveraineté nationale…cf le classement des Glorieuses en RNN.
La France n’es pas un cas isolé, l’exemple de l’Archipel des Chagos montre que le but du classement est ici de concrétiser une Aire Militaire Protégée…La notion de protection se révèle ainsi à géométrie variable, méritant une analyse pluridisciplinaire.

Armand QUENTEL
Pêcheur professionnel retraité, représentant de la CFDT au conseil maritime de façade NAMO (Bretagne-Atlantique).
Référent opérationnel "Planification et environnement" au CRPMEM Bretagne.
Membre de Bluefish.
13 septembre 2020.

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