Les pêcheurs, acteurs du processus de développement d’un filet de pêche innovant

, par  THIEBAUT-RIZZONI Tabatha

Dans le processus de développement de nouveaux engins de pêche, les pêcheurs sont peu consultés. C’est pourtant eux qui sont les futurs utilisateurs. C’est à eux que revient la décision d’utiliser, ou non, un nouvel engin de pêche.

Le projet de recherche INdIGO, dont l’objectif est de concevoir des filets de pêche biodégradables, intègre les pêcheurs dès le début du processus de développement. D’une part, le projet interroge les pêcheurs sur leurs besoins, leurs contraintes et la compatibilité, ou non, d’un engin de pêche biodégradable selon leur domaine de spécialité (enquête disponible dans le lien sous l’article). D’autre part, des embarquements sont effectués pour comprendre in situ le travail de marin-pêcheur.
En répondant à l’enquête ou en partageant leurs savoir-faire lors d’embarquements scientifiques, les pêcheurs deviennent acteurs du processus de développement. C’est ce qu’ont fait Ludovic Bertin et son équipage, en me proposant d’embarquer le vendredi 8 janvier à bord du fileyeur Les Océanes au port de pêche de Lorient. L’article suivant relate l’expérience de cette sortie en mer du point de vue du processus de développement.

Déroulement d’une journée en mer du point de vue d’une chercheuse

Le 8 janvier 2021 à 4h30 du matin, j’ai embarqué à bord du fileyeur Les Océanes au port de pêche de Lorient. C’est aux côtés de Ludovic Bertin, patron-pêcheur, et de son équipage Jérémy, Zac et Marcel, que j’ai pu observer l’activité de pêche.
La journée de pêche a duré 11h et est représentée sur le chronogramme ci-après (Cf. Figure 1).

Sur les 11 heures passées en mer, la route a occupé 2h50 du temps total, et le repos 2h. Il restait donc 6h10 de temps de pêche.
A l’aide d’une go-pro, j’ai enregistré différentes séquences vidéos de l’activité de pêche et ai noté les phases où le filet est le plus manipulé.
La pêche s’est déroulée en deux temps : le temps de filage (1h19 au total), soit la mise à l’eau du filet, et le temps de virage (4h53 au total), soit la remontée du filet, le démaillage des captures et le rangement du filet. Chaque activité de pêche (filage, virage, démaillage, rangement) était réalisée par l’ensemble de l’équipage, qui tournait sur les différents postes.
La manipulation du filet est importante dans les phases de démaillage et de rangement. Ces deux dernières phases sont représentées sur le schéma ci-après (Cf. Figure 2). Le rectangle 1 représente le lieu de démaillage, et le rectangle 2 le lieu de rangement.

Les deux phases sont décrites ci-après. Leur analyse a permis d’obtenir des éléments pertinents qui vont contribuer au processus de développement du filet biodégradable.

Le démaillage

Le démailleur a pour rôle de tirer le filet vers l’arrière du bateau sur la table de travail tout en récupérant les captures. Le démailleur démaille les captures une à une en prenant soin de ne pas les abîmer, et les range (ou les jette) dans des bacs à poisson placés à proximité. Sur le fileyeur Les Océanes, deux matelots prennent le poste de démailleur. Le matelot 1 est positionné à côté du vire-filet. Il récupère le filet qui s’entasse sous le vire-filet, le tire sur la table de tri, et identifie les captures. Il peut les démailler ou pousser le filet vers le matelot 2 qui démaille les captures restantes. Selon le type de capture (poisson, étoile de mer, crustacé), l’endroit qui est pris dans le filet (tête, branchie, nageoire, pince, etc.) et la manière dont la capture est prise dans le filet (emmêlée, tournée, bloquée), l’opération de démaillage est différente.
Le démaillage de chignons (restes de poissons dévorés par d’autres espèces) entraîne notamment des situations complexes où il s’agit d’utiliser plusieurs techniques pour extirper tous les morceaux de chair sans abîmer le filet. Le matelot peut procéder en écartant les mailles une à une, en tirant sur les mailles ou en tirant sur le morceau de chair dépassant.
Les pressions, les tirages et les extensions exercées sur le filet lors de ces manipulations sont d’un grand intérêt pour le processus de développement. Le filet doit pouvoir résister à des à-coups secs de démaillage, au poids des captures, au tranchant des dents, des écailles et des carapaces, au démêlement des chignons et autres types de prises non ciblées, à l’utilisation d’outil de démaillage (ex : marteau). Les matelots se servent parfois du bruit du filet pour évaluer sa résistance, et par conséquent savoir s’ils peuvent forcer sur la maille (ou non) pour démailler une capture bien accrochée. Cet élément, servant de repère à la manipulation du filet, doit être connu des concepteurs pour qu’ils adaptent au mieux le nouvel engin de pêche sans modifier les habitudes et les repères des pêcheurs.

Le rangement

Le poste de rangement du filet est occupé par le troisième matelot. Ce dernier se charge de surveiller le passage du filet dans le pomailleur et d’intervenir s’il n’est pas clair ou s’il présente un nœud.
Si le rythme de rangement est plus soutenu que le rythme de démaillage, il peut y avoir des tensions sur le filet. Par exemple, s’ils n’ont pas terminé de démailler une capture et que le pomailleur entraîne le filet pour le ranger, les démailleurs peuvent le stopper en le retenant à la main. Cette action de retenue tend le filet. La force de résistance exercée entre le mouvement du pomailleur et l’arrêt manuel du filet peut, peut-être, fragiliser le filet sur long terme.
Une autre forme de résistance peut survenir si le filet se bloque dans le pomailleur. Il est arrivé que les ralingues sautent du séparateur de ralingues, emmêlent le filet et s’emmêlent dans le pomailleur. Il est aussi arrivé que le bac de rangement atteigne sa capacité maximale, et qu’une partie de filet sortant du bac se prenne dans le boudin du pomailleur. Dans cette situation, le matelot a dû stopper le pomailleur et s’y prendre à plusieurs reprises pour démêler le filet.
Ces différents cas de figure obligent le matelot à manipuler le filet en tirant dessus par à-coups ; ce qui peut provoquer de légers dommages sur le filet.

Les apports pour le processus de développement

En m’autorisant à embarquer, Ludovic Bertin m’a offert l’opportunité d’être au cœur du métier de marin-pêcheur. Tout au long de l’embarquement, Ludovic m’a renseigné sur les techniques de pêche, les gestes métiers et les connaissances qu’il faut maîtriser pour effectuer une journée de pêche (plans de navigation, zones de pêches, types de filets de pêche, données techniques sur le filage et le virage, communications avec les différents acteurs portuaires). J’ai pu suivre Marcel, Zac et Jérémy dans les différentes phases de travail (filage, virage, démaillage et rangement) et les filmer. Tour à tour, ils ont pris le temps de me montrer et de m’expliquer leur métier, et notamment leurs techniques de démaillage. Chaque information recueillie m’a permis de construire une représentation du métier de pêcheur-fileyeur, d’identifier les besoins et les contraintes du métier, et de recenser des éléments de terrain essentiels à intégrer dans le processus de développement du filet biodégradable.
Par cet embarquement, Ludovic et son équipage ont contribué au projet INdIGO et sont acteurs du processus de développement. Nous les en remercions.

Si vous aussi vous voulez contribuer au processus de développement du filet biodégradable, complétez l’enquête : http://indigo-interregproject.eu/actualites/enquete-2/
Si vous souhaitez en savoir davantage sur le projet, rendez-vous sur le site web suivant : http://indigo-interregproject.eu/presentation-du-projet/objectifs/

Tabatha Thiébaut-Rizzoni, psycho-ergonome doctorante, Lab-STICC

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