Pêcheurs à Mayotte, entre sous-France et incohérences

, par  CHEREL, Jacques

Disposant de ressources halieutiques importantes, Mayotte est soumise à une politique maritime de la pêche tiraillée entre plusieurs paramètres et nombreuses tensions. Une bonne partie des Mahorais se plaignent de ne pas être toujours traités comme citoyens français à part entière, tandis que les immigrés, corvéables à merci, survivent partagés entre l’espoir d’une meilleure vie et la menace d’être expulsés.

A 8000 km de Paris (10 heures d’avion), ce territoire dépend de la politique de la France dans l’Océan Indien et au niveau maritime global. Disposant du 2e empire océanique de la Planète, elle entend en effet être une puissance militaire et maritime de premier rang et en tirer un profit économique. « Les ZEE ultramarines offrent à la France, à ses outre-mer et à l’Europe des gisements d’opportunités pour aujourd’hui et pour demain » et « à l’heure de la maritimisation, la France et ses outre-mer doivent dès maintenant se projeter au premier rang de la compétition mondiale ». Depuis des décennies des rapports gouvernementaux et parlementaires plaident pour une politique maritime offensive : « L’épuisement des ressources naturelles terrestres renforce l’intérêt stratégique des ressources sous-marines… la mer abrite un gisement de ressources minérales et biologiques…et va devenir une des premières réserves d’énergie renouvelable » [1]. Alors comment concilier le lien de Mayotte à la République, ses attaches régionales, son propre développement et son apport océanique à la France ?

Le 101ème département, Mayotte et la géopolitique de la France

Cette zone océanique française comprend deux départements (Réunion, Mayotte), et les TAAF (Terres Australes et Antarctiques Françaises, sous autorité d’un préfet spécifique). L’ensemble permet à la France d’être l’un des principaux acteurs de la partie occidentale de l’Océan Indien et de jouer un rôle stratégique dans le canal de Mozambique, entre le continent et Madagascar. Mayotte est une base essentielle d’un dispositif de surveillance et de contrôle dans la zone. Par exemple ses ports étaient concernés par le projet gazier de Total au Mozambique.
Mais les intérêts français se heurtent à plusieurs obstacles, dont en premier lieu des demandes territoriales d’autres États (cf. carte). Mayotte est revendiquée par l’Union des Comores avec le soutien de l’ONU ; Tromelin, par l’Île Maurice ; les Îles Éparses (Europa, Glorieuses, Juan de Nova, Bassas da India) par Madagascar.
Mayotte reste dépendante du lien historique et géographique avec l’Union des Comores. La départementalisation et donc un alignement, même incomplet, sur les standards français, rend l’île attractive pour les Comoriens. Cela joue d’autant plus fortement que les liens familiaux, culturels et religieux restent forts dans l’archipel. Face à la pression croissante des arrivants comoriens et la montée de l’insécurité, les expulsions et destructions des bidonvilles se multiplient.construit une opposition fictive entre des populations d’un même environnement « On a construit une opposition fictive entre des populations d’un même environnement », analyse S.Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes. « C’est le droit colonial : on a donné des droits à certains et pas à d’autres ». « La départementalisation a généré une xénophobie à l’intérieur d’un espace qui certes connaissait des différences mais a beaucoup en commun », affirme de son côté l’historien Emmanuel Blanchard (cité par Abdelhak El Idrissi, France Culture, 13/03/2018). Or face aux problèmes liés à l’immigration massive, les autorités françaises et mahoraises ont privilégié une politique sécuritaire. La solution durable ne serait-elle pas d’assurer un co-développement régional aidant les Comores, un des pays les plus pauvres du monde, comme le suggèrent nombreux observateurs ?

Autres difficultés dans la région : ambition chinoise et menace islamiste

Des accords bilatéraux entre des états et la Chine se multiplient, livrant à cette dernière les ressources halieutiques et permettant à sa flotte de s’installer dans la région. [2]
Enfin la menace djihadiste est réelle, comme actuellement au Mozambique. En 2009, le président comorien Sambi, formé en Iran, invita le 1er ministre iranien Ahmadinejad à visiter le pays et à signer plusieurs accords. Sentant le danger, la France est intervenue, ainsi que l’Arabie Saoudite, et Sambi fut battu aux élections. L’armée française multiplie les entrainements ou les observations scientifiques dans les Îles Eparses pour prévenir un débarquement ou une installation de groupes indésirables. La France entend être la gardienne de cet espace de l’océan Indien par où transite une part des flux maritimes mondiaux, non sans difficulté.

Quid de la pêche à Mayotte dans ce contexte ?

Comme pour la plupart des territoires ultra-marins, le potentiel halieutique connait une sous-exploitation, due à l’éloignement des marchés de consommation et aux usages archaïques d’une pêche locale." La faiblesse des infrastructures portuaires ne permettant pas le développement d’une pêche hauturière et industrielle, lesquelles requièrent des zones dédiées au stockage, au conditionnement et à la transformation des poissons (conserverie, fabrication de farines alimentaires,…). ». [3] Alors quelle place pour la pêche à Mayotte : comment tenir compte de ces handicaps et créer une vraie filière pour alimenter la population ? Faut-il installer une chaine de transformation des produits de la mer et exporter ou bien se contenter de vendre des licences de pêche à des sociétés étrangères ? Force est de constater que la politique de la pêche s’oriente sur des options contradictoires ou fragiles.

La fausse route de l’aquaculture d’exportation

En 2013, après plusieurs années d’expériences, l’aquaculture locale a produit 63 tonnes de poissons selon l’IODOM de Mayotte. La société Aqua Mater envisageait un avenir prometteur de 2000 tonnes. Mais depuis l’écloserie Aquamay a fait faillite et les préfets ont été réticents à accorder autorisation et financement notamment par rapport aux risques pour la biodiversité locale. Une étude menée en lien avec le Parc Naturel Marin a alerté sur les nuisances d’une aquaculture intensive et sur le degré de tolérance de la faune et de la flore du lagon : rejets des cages, influence sur les peuplements locaux…Finalement le parc à poisson d’Aqua Mater a été abandonné. Aujourd’hui la SCEA Benara de R. Masséaux tente de reprendre un projet en lien avec une usine de transformation des produits de la mer mais pour cela il devrait faire venir ses alevins de la Réunion. Autre problème, une telle activité ne repose pas sur le marché local qui apprécie peu le poisson d’élevage (prix, qualité…), surtout de la dorade grise. Elle compte sur l’exportation, en partie vers l’Asie, en dépendant fortement du transport par avion.

Parc Naturel et Pêche industrielle au thon

A été créé en janvier 2010 le Parc Naturel Marin de Mayotte [4], après une rapide procédure. Au final, 100 % de la ZEE est déclarée AMP (Aire marine protégée), mais seule 0,003% est sous protection intégrale ou haute. « On a voulu faire de très grandes AMP, or il était difficile, voire impossible, d’exclure tout type d’activité extractive dans ces eaux-là. On ne va pas interdire la pêche à Mayotte, mais, dès lors, fallait-il faire de toute sa ZEE une aire marine protégée ? » [5]. De plus il existe un fossé entre « les gestionnaires environnementaux (souvent métropolitains) et les pêcheurs locaux. Ceux-ci n’ont qu’une faible part dans les décisions et n’ont pas la même idée sur le rapport entre nature et société. Le risque est grand que l’aire marine reste à l’écart des préoccupations de la population »  [6] .
La ZEE de Mayotte est gérée par l’Europe. Celle-ci a mené une gestion coordonnée de la ressource en partenariat avec des pays de la zone, ce qui a au moins permis d’éloigner les bateaux asiatiques (Chine, Corée du Sud, Japon…). Un accord entre l’U.E. et les Seychelles a autorisé huit navires à pêcher dans les eaux de Mayotte. Mais les compensations financières sont utilisées par la France et non par le département, regrettent des élus qui dénoncent le pillage des ressources halieutiques locales et pour qui ces navires seychellois n’ont pas bonne presse. Il ne s’agit pas seulement du thon, mais de la gestion sans règlementation des fonds sous-marins. Des risques existent justement pour d’autres espèces menacées par la pêche thonière. Il y a nécessité de contrôler la quantité de poisson dans les eaux mahoraises et sur l’ensemble du Sud-Ouest de l’Océan indien. Pourtant Michel Goron (Direction de la Mer Sud Océan Indien -DMSOI, ex-Affaires Maritimes à Mayotte) se veut rassurant : « Si la zone était en surexploitation, l’U.E. imposerait des quotas et une surveillance des navires. … avec 2.300 tonnes pêchées en 2018 par les thoniers senneurs dans la Z.E.E., jusqu’à 24 milles, on en est loin. » [7] Oui, mais comment sont pris en compte les impacts pour les autres espèces ?
Aux 8 thoniers des Seychelles, s’ajoutent 5 français, immatriculés à Mayotte et des thoniers européens. Dans les faits, ces derniers délaissent la plupart du temps l’île pour des zones plus réputées, et les Français s’en servent comme de réservoir d’immatriculations supplémentaires pour aller pêcher ailleurs, selon M.Goron. Par contre les Seychellois veulent obtenir 13 licences pour dépasser les 2300 tonnes pêchés actuellement. Auront-ils satisfaction avec le nouveau traité en cours de signature ? L’Europe et la France sacrifieront-t-elles les mesures de protection de la ressource pour empêcher les Seychelles de trop pencher du côté chinois ?

Le Manapany : premier thonier construit au Vietnam par les Chantiers Piriou est à Lorient après une révision à Concarneau. Il est immatriculé à Mayotte (Dzaoudzi se trouve à Mayotte), et appartient à la Sapmer. Il peut pêcher 6000 tonnes de poissons dans les eaux de Mayotte et des Seychelles. Il est en Bretagne pour trois raisons : réparation et entretien, changement de capitaine, attente devant l’effondrement du thon albacore du à la vente sur le marché du thon par les chinois !

Photos JC
A l’occasion de la dernière assemblée du Parc, les membres ont rappelé leur souhait que l’État français prenne les dispositions prévues par la Politique commune de la pêche, afin qu’aucun navire non immatriculé à Mayotte ne puisse pêcher dans les eaux situées à moins de 100 milles nautiques de l’île. Décidément la fonction de cette aire marine protégée n’est pas bien établie. En fait en créant de grandes zones protégées dans l’Océan Indien, la France qui était engagée sur 10% des eaux côtières et marines des États, dépasse les 30%...sans étendre les zones protégées sur les côtes métropolitaines… Avec quel bénéfice pour les pêcheurs locaux ?

Pêche côtière modernisée …et pêche « clandestine » vivrière

Le retour financier vers Mayotte des accords avec les Seychelles pourrait être employé pour moderniser la flotte mahoraise et leur permettre d’accéder aux zones de pêche, propose le député Kamardine. L’Europe ne devrait-elle pas autoriser des droits de pêche à Mayotte au-delà de 50 km des côtes au lieu des 24 km actuellement ? La pêche locale pourrait alors disposer de l’exclusivité jusqu’à 50 km des côtes. Il est temps que les responsables économiques et les élus locaux établissent une politique cohérente du secteur de la pêche et de valorisation de ses produits au service du développement économique et social du territoire et des habitants, réclame encore M. Kamardine, député L.R. [8] Selon ce dernier, « Mettre des poissons en boîte à Mayotte et les exporter serait une véritable mine d’emploi pour nos jeunes en plus de faire connaître Mayotte à l’international. » Ce n’est peut-être pas aussi simple...
Il existe une pêche côtière moderne composée de 5 palangriers. Ils appartiennent aux sociétés Cap’tain Alandor, Copemay, et à un pêcheur mahorais. Ces sociétés sont spécialisées dans la transformation et la conservation de poisson, de crustacés et de mollusques. Le département et l’État se sont engagés à subventionner l’achat de nouvelles barques. Le plafond est fixé à 12 palangriers à Mayotte. Les pêcheurs mahorais doivent suivre les normes européennes et avoir à leur bord un capitaine de nationalité française. Le développement de cette pêche côtière modernisée permettrait à Mayotte de davantage peser :« Plus les pêches palangrière et côtière seront fortes, plus nous pourrons demander de réduire les licences de pêche des thoniers senneurs. ». Leur problème est que leurs lignes pêchent dans le même stock que les thoniers senneurs, qui détériorent les gisements d’autres espèces recherchées par les côtiers, comme déjà mentionné. Comment développer une pêche côtière en dehors du lagon en maintenant les thoniers senneurs ?
En réalité, la majorité des bateaux est constituée de « barques Yamaha » et de pirogues rudimentaires. Le poisson est majoritairement débarqué sur les plages par les pêcheurs comoriens clandestins. Pour améliorer la qualité du poisson, les autorités maritimes ont le projet de créer 7 pontons de débarquement, mais leur réalisation tarde malgré l’engagement de l’état. Si 150 embarcations sont immatriculées avec permis de navigation, il en reste bien d’autres hors contrôle. La plupart des pêcheurs sont des immigrés anjouanais illégaux qui pratiquent une pêche à la ligne ou au filet, dans le lagon, mais précisément ils tentent d’en sortir sans les équipements pour naviguer loin des côtes [9]. Ces pirogues rudimentaires appartenant à des Mahorais, ne répondent pas aux normes européennes et frisent sans cesse la catastrophe, le naufrage. Ils assurent néanmoins l’alimentation de toute une population peu aisée des bidonvilles, des villages de clandestins…et enrichissent les propriétaires des pirogues.

Pirogues, kwassa kwassa ou barque Yamaha sur la plage au bord de la mangrove…une pratique qui perdure J.C.

Une réflexion sur l’avenir, « Mayotte 2025 » a été lancée en 2014. « Son ambition est d’achever la départementalisation, de définir les axes de développement stratégiques du territoire et d’en déterminer les priorités … dans le cadre d’un avenir solidaire, construit sur des bases durables, respectueuses des hommes, des femmes et de leur environnement. » selon les termes officiels. En ce qui concerne la pêche il y a beaucoup à faire et à éclaircir.

La mer, un espoir pour les jeunes ?

Un projet de former aux métiers de la mer se met en place. Il s’adresse à 16 jeunes. Tafara Houssaini Assani porte cette formation en partenariat avec les professionnels du secteur : pêcheurs et plaisanciers ont des difficultés à trouver des jeunes qualifiés. Il a rencontré Georgette Bréard, vice-présidente de la région Bretagne en charge de la formation, de l’apprentissage et de l’orientation lors de sa venue à Mayotte en 2018-2019 et qui a aidé à la mise en place de ce projet de coopération régionale enfin approuvé par le conseil départemental de l’île. Les stagiaires se rendront dans des ports à Madagascar, puis en Bretagne, à Lorient [10]. Il leur faudra aussi apprendre à démêler les filets d’une politique de la mer bien complexe.

Jacques Chérel

[124 mai 2021.Travaux parlementaires. Maritimisation, la France face à la nouvelle géopolitique des océans

[2Un accord de pêche historique mais léonin dans les eaux de la ZEE de Madagascar Chine-Madagascar, J.Chérel, G.Hussenot, Bulletin Pêche et Développement, n° 160, janvier 2019.

[3J.P. Giraud, « Zone économique exclusive française : 11 millions de km2 de ZEE pourquoi faire ?

[4Quand je pêche - Parc naturel marin Mayotte. https://www.parc-marin-mayotte.fr

[5La France multiplie les aires marines protégées... qu’elle peine à protéger. M.A. Carpio .Publication Mise à jour 20 mai 2021.

[6Aire Marine Protégée, intérêt général environnemental et territoire, un rendez-vous manqué ? Le cas de Mayotte, Anne Cadoret et Jean-Eudes Beuret.

[7Pas de surpêche dans la zone selon les Affaires maritimes, Le Journal de Mayotte, 2 octobre 2019.

[8Interview, Question sur la pêche N° 23070 à l’Assemblée Nationale en 2019.

[9Mayotte, la pêche peine à se constituer en filière .Devenue département français en 2011, l’île de l’océan Indien doit bouleverser ses normes et ses pratiques. Grégoire Mérot , 16 avril 2021, Le Monde

[10Mayotte-Hebdo, Flash Infos 11 mai 2021.

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