L’imposture océanique

, par  LAGARDE, Virginie, LE SANN Alain

A propos du livre de Catherine Le Gall :
L’imposture océanique. Le pillage "écologique" des océans par les multinationales.
Editions la découverte, octobre 2021, 240 p., 18,50 €

Le dauphin et la telline

La journaliste Catherine le Gall habite un port de pêche, au bout du monde. Elle s’est étonnée du décalage entre les réalités de la dégradation des océans vécues par les pêcheurs et l’agitation médiatique et politique autour de la défense des dauphins. C’est un réel problème, mais il ne met pas en péril immédiat une importante population de dauphins et les pêcheurs sont prêts à se mobiliser pour trouver des solutions. Au lieu de cela, la pression de Sea Shepherd et de dizaines d’ONG demandant l’arrêt de la pêche pendant plusieurs mois (3 mois l’hiver et 1 mois l’été) les démoralise [1] et ils vivent très mal les campagnes dénuées de toute contextualisation, contre les chaluts ou les dragues qu’ils utilisent sans être pour autant des ravageurs des mers.

Au même moment les pêcheurs à pied de tellines (un coquillage des estrans sableux) sont confrontés à un effondrement de leur ressource sans que personne s’en inquiète.

Ils étaient 150, il ne reste guère plus d’une vingtaine qui essaient de survivre en jonglant entre les périodes d’interdiction de pêche dues à la présence de plancton toxique. Au même endroit, à la pointe de la Torche, haut lieu de la pratique du surf, les surfeurs se plaignent de démangeaisons liées également à la dégradation de la qualité des eaux.

Un déclencheur de l’écriture de Catherine le Gall a été la lecture de notre enquête de 2012 sur le « Blue Charity Business » menée par Yan Giron avec les contributions d’Alain Le Sann et Philippe Favrelière [2] . Nos analyses sur le rôle des fondations libérales anglo-saxonnes dans le financement des campagnes des ONGE sur la pêche et les océans n’ont attiré que les sarcasmes, le mépris et les accusations de complotisme de ces ONGE, leur évitant de s’interroger sur leur rôle, leur stratégie et leurs dérives. Autre déclencheur, le film de Mathilde Jounot « Océans, la voix des invisibles » qui montrait clairement comment les grandes ONGE soutiennent la financiarisation des océans comme solution à la crise climatique. Tandis que Sea Shepherd et des dizaines d’ONGE mobilisaient les médias et les élus français et européens pour sauver des dauphins pléthoriques, les pêcheurs de tellines, témoins d’une catastrophe environnementale évidente, n’arrivaient pas à mobiliser les scientifiques, les élus ou les médias pour alerter sur ce désastre. Pour Catherine Le Gall, il faut expliquer ce paradoxe, ce qu’elle fait en publiant le résultat de son enquête [3].

Des armes de persuasion massive

Elle s’est appuyée sur notre questionnement et elle a enquêté sur le rôle et les financements des fondations libérales anglo-saxonnes qui financent les ONGE – des lobbies environnementalistes et non des associations démocratiques – animant des campagnes très médiatisées et efficaces pour « sauver les océans » et s’attaquant prioritairement à la pêche. Ces fondations sont liées à des entreprises multinationales peu vertueuses pour l’environnement et elles élaborent des stratégies politiques [4] et des concepts comme « l’économie bleue » pour promouvoir des réponses favorables au monde des affaires, c’est-à-dire « étouffer dans l’œuf les réglementations environnementales. » Il s’agit de favoriser des solutions marchandes fondées sur une financiarisation du « capital naturel ». « (Le monde des affaires) s’est organisé pour imposer sa propre vision de l’écologie au reste du monde. Il a pratiquement construit des armes de persuasion massive pour coloniser nos esprits. Une fusée à trois étages, dont chaque composant joue un rôle précis. Au premier étage, on trouve les associations de firmes transnationales, au deuxième les fondations philanthropiques et au troisième certaines ONG américaines...Il a permis de construire patiemment la notion d’économie bleue. Cette vision de l’écologie qui tolère les activités toxiques à terre et prône le tourisme de masse tout en accusant les pêcheurs bretons de menacer la survie des océans  ». Avec cette grille de lecture, Catherine Le Gall comprend ce qu’elle vit dans son port du bout du monde. Sa démonstration est ensuite implacable, rigoureuse et documentée. Sans doute certains lui reprocheront de ne pas mettre l’accent sur la surpêche, qu’elle ne nie pas, et de verser dans le complotisme [5] comme nous fûmes nous-mêmes accusés lorsque nous avons commencé à dénoncer ces politiques.

Les océans à l’encan

La promotion de ces politiques fondées sur le marché et la financiarisation du capital naturel des océans aboutit à la mise à l’encan des océans pour les investisseurs. Il faut investir dans la nature comme le dit Maria Damanaki, au nom de l’ONGE The Nature Conservancy, lors de la COP 21 à Paris ( cf. Océans, La voix des invisibles). Il faut investir dans les solutions fondées sur la nature, pour l’UICN. Les aires marines protégées doivent être rentabilisées par la vente de crédits carbone, la promotion du tourisme, la vente de droits d’exploitation, y compris pour le pétrole, mais aussi les droits de pêche. Cela va même jusqu’à la mise en place d’assurances pour la protection des récifs coralliens contre les tempêtes, comme au Mexique. Le tout bien sûr doit rapporter raisonnablement avec des taux à deux chiffres, pas moins. Sinon pourquoi investir ? Outre la complexité de la mise en œuvre de ces politiques, leur impact social négatif, on peut s’interroger sur la pertinence de ces outils pour répondre à des urgences sans toucher aux fondements de la dégradation des océans. Avec ces ONG, les pêcheurs de tellines peuvent attendre encore longtemps.

La stratégie de flottille

Au terme de son enquête, après avoir analysé les blocages sur la dénonciation de la dégradation des eaux littorales et des explosions de planctons toxiques puis décrypté les stratégies des fondations et des ONGE libérales, elle constate : « Mes conclusions rejoignent...celles des auteurs de Blue Charity Business ». Elle n’en reste pas là et s’engage dans une approche systémique pour comprendre pourquoi des ONGE très militantes comme Bloom et Sea Shepherd sont aussi financées par les mêmes fondations que les ONGE libérales. Elle s’appuie pour cela sur les analyses d’un chercheur, Edouard Morena [6]. Pour ce dernier : « Ces ONG les aident à bousculer l’opinion publique, à créer un climat propice à faire avancer leurs propres idées. De loin, on a l’impression qu’une multitude d’acteurs indépendants, des ONG modérées aux plus radicales, portent de multiples discours. De près, on se rend compte qu’elles sont financées par les mêmes fondations et qu’elles servent une même vision, on appelle cela la stratégie de flottille, comme un ensemble de navires qui vont tous dans la même direction [7] ». Au bout du compte, lorsqu’on applique ce modèle aux débats sur les océans, considérés comme centraux pour la politique climatique, le résultat c’est la mise en cause des pêcheurs au bénéfice de la promotion d’une économie bleue, durable bien sûr, comme le précise la Commission Européenne dans un rapport de mai 2021.

Catherine Le Gall en écoutant des pêcheurs et en enquêtant a voulu « déconstruire le discours et montrer ses dérives…, alerter l’opinion publique sur les dangers de laisser l’écologie aux mains des marchands…, prendre en exemple (son) territoire et montrer comment il est aujourd’hui impacté par cette fable océanique ».

Pour tout cela c’est une réussite. Il reste maintenant à travailler avec les pêcheurs et tous les citoyens engagés pour protéger réellement les océans en s’attaquant prioritairement et rapidement à tous les fléaux issus de la terre qui menacent la qualité des eaux. Puissent être entendus les modestes pêcheurs à pied de la baie d’Audierne qui assistent impuissants à la destruction de leur milieu de vie et à leur propre disparition, plus rapide que celle des dauphins.

Alain Le Sann
Virginie Lagarde

[1Martine VALO, Dauphins tués, Bruxelles somme la France de réagir, Le Monde , 29 octobre 2021

[2Yan Giron, Alain LE SANN, Philippe FAVRELIERE. Blue Charity Business https://peche-dev.org/spip.php?article134

[3Catherine LE GALL. L’imposture océanique, le pillage « écologique » des océans par les multinationales. Éd La Découverte, 2021, 240 p

[4Par exemple, le rapport Design to win, Philanthropy’s role in the fight against global warming, réalisé par California Environmental Associates, en août 2007, sur commande des fondations David and Lucile Packard, Doris Duke, Energy, Joyce, Oak et William and Flora Hewlett.

[5https://www.bloomassociation.org/limposture-oceanique/ Communiqué du 28 octobre 2021

[6Edouard MORENA, Le coût de l’action climatique, fondations philanthropiques et débat international sur le climat, éd du croquant, 2017, 220 p.

[7Citation d’un entretien de Catherine Le Gall avec Edouard Morena, in L’imposture océanique, p 213-214.

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