Censure, rêves et réalités : comment meurt l’émission-culte Thalassa

, par  LE SANN Alain

Thalassa a été pendant des décennies une émission de référence qui a transmis à des générations une vision des océans et des pêcheurs. A partir des années 2000 cette vision a évolué en donnant une image de plus en plus simpliste de la pêche, pour vendre du rêve, jusqu’à sa disparition des soirées en prime time.

Thalassa, un regard critique
Pendant plusieurs décennies, l’émission Thalassa, chaque vendredi soir, nous offrait de multiples reportages sur les gens de mer, les communautés maritimes du monde entier. Comme enseignant, j’utilisais régulièrement certains de ces reportages dans le cadre des cours de géographie. Les reporters de Thalassa, qui réalisaient ces reportages, souvent dans des conditions difficiles, témoignaient avec force des réalités de la vie des pêcheurs et des marins. Ils nous alertaient sur de grands sujets qui nous préoccupent encore aujourd’hui : la pêche illégale et la surpêche au large de l’Afrique de l’Ouest, les pollutions et gaspillages liés à la pêche pour la farine de poisson au Pérou, la mort de la Mer d’Aral, les destructions et pollutions dues aux essais nucléaires dans le Pacifique, les algues vertes en Bretagne Nord, les pollutions radioactives dans la Manche, les problèmes de boues rouges en Méditerranée, etc. C’était une source unique de connaissances sur le monde marin qui a marqué des générations. Grâce à Thalassa, chacun pouvait comprendre la crise des pêches en Europe et au Canada au début des années 90, le rôle joué par les femmes pour revendiquer leur place et leurs droits dans le monde maritime. La vision était mondiale, critique, profondément humaniste. C’était aussi l’époque des grandes émissions comme « Résistances » ou « Apostrophe ». Ces émissions réunissaient des millions de téléspectateurs. Mais les choses allaient changer.

Pour l’audience, vendre du rêve
A la fin des années 90 et au début des années 2000, la multiplication des chaînes privées et l’irruption d’Internet, puis des réseaux sociaux, a bouleversé le paysage audiovisuel et l’audience de Thalassa a commencé à baisser. Il fallait répondre à cette nouvelle situation, mais, plus les chaînes se sont multipliées, plus la diversité des approches a diminué, plus la qualité des analyses a baissé alors que les moyens techniques permettaient des images de qualité. La programmation et le contrôle des contenus a progressivement échappé aux journalistes, aux reporters et aux réalisateurs. Des sociétés de conseil (déjà) sont intervenues pour orienter les nouvelles approches. Désormais pour attirer les spectateurs, il fallait divertir, vendre du rêve, dans une logique de grande distribution, avec des clips, une vision éthérée où la parole des pêcheurs est réduite à néant, sans analyse, sans contradiction.

Un effet pervers des campagnes simplistes sur la pêche durable et la labellisation, la pêche du colin d’Alaska est la pêche la plus industrialisée au monde. Bel exemple de bluewashing.

Silence aux pauvres
Cette nouvelle télévision se veut aussi moins coûteuse, un prétexte pour en finir les reportages à l’étranger (« l’étranger » qui n’intéresse plus personne selon les cabinets conseils…), surtout lorsqu’il faut une traduction, cela gêne le spectateur, paraît-il. Comme cela concerne largement les pays du Sud, les pauvres disparaissent peu à peu des écrans, même l’Afrique de l’Ouest est délaissée, trop de problèmes, pas assez de rêves. Thalassa se replie de plus en plus sur les côtes de France en évitant d’analyser les problèmes et en évoquant de moins en moins la pêche, ou alors de manière caricaturale et simpliste.

La pression des ONGE
La décennie 2010 marque un nouveau tournant avec la campagne de Bloom contre la pêche des grands fonds. Thalassa réalise un reportage sur un chalutier industriel de la Scapêche. Il donne la parole à tous les acteurs de l’affaire et du débat sur le chalutage de grands fonds, les pêcheurs, l’armateur, des scientifiques et des représentants d’ONGE, notamment Bloom, sans cacher malgré tout sa sympathie pour les pêcheurs. Claire Nouvian dans une lettre de 18 pages, argumentée, exprime sa colère et accuse violemment le réalisateur Yannick Charles de faute professionnelle : « le documentaire que tu signes, un exemple flagrant de désinformation et à mon avis une grave faute professionnelle, tronque la vérité, sélectionne les points de vue, les propos et les informations, fait passer les ONG pour des bourgeois parisiens aisés de façon grotesque et grossièrement manipulée et les pêcheurs industriels pour des victimes de leurs attaques. » [1] . Bloom fait pression sur la direction de France Télévision et de Thalassa. Les médias prennent fait et cause, dans leur majorité, pour Bloom qui devient à partir de ce moment l’ONG de référence pour la défense des océans et la promotion d’une vision de la pêche fortement simplificatrice, opposant de manière binaire les bons pêcheurs côtiers, seuls sur leur bateau avec des lignes, face à des industriels destructeurs avec leurs chaluts, dragues et filets attrape-tout. Particulièrement honni, le « chalutier bulldozer des mers » va donc progressivement disparaître des écrans, sauf s’il s’agit de dénoncer le pillage des ressources et la surpêche qui devient le mantra des émissions sur la pêche. On les voit aussi flotter comme des coques de noix dans la tempête, mais il s’agit là encore de clichés sur le courage des marins, la violence de la mer déchainée. Les chalutiers sont, avec les remorqueurs de haute mer, les seuls bateaux qu’on puisse filmer dans ces conditions spectaculaires, cela assure de l’audience. Cela reste des images de cartes postales, mais on ne développe plus d’analyse, on ne montre plus la complexité de la réalité des pêches. La pêche est complexe et multiple et cela, la télévision ne l’aime plus, surtout aux heures de grande écoute. Cela n’empêchera pas le naufrage de l’émission qui ne va pas survivre au départ de George Pernoud. D’autres choix auraient été possibles.

Une censure des documentaires de qualité.
L’avenir de la pêche se construit sur des images et celles qui s’imposent sont d’une pauvreté désarmante, à quelques exceptions près, assénant toujours les mêmes discours sur la surpêche sans aucune distance critique ou contradiction.

Ce film pro végan a été le film sur la pêche le plus visionné, il a été vivement critiqué par tous les spécialistes de la pêche, mais quel est l’impact de ces critiques face à la force de ces images ?Voirhttps://peche-dev.org/spip.php?article351

La nuance, la complexité, la diversité des réalités telles que les présentait Thalassa au 20ème siècle, ce n’est plus dans l’air du temps. Et pourtant il existe en dehors de la télévision, une production d’une qualité extraordinaire qui pourrait trouver sa place sur des chaînes publiques. Pourquoi n’y accède-t-elle pas ? S’agit-il d’une censure de fait ? On peut s’interroger lorsqu’on regarde le parcours extraordinaire d’un documentaire comme « Poisson d’or, poisson africain », de Thomas Grand et Moussa Diop. Primé lors de sa présentation en première au festival Pêcheur du monde en 2018, le film continue d’être sélectionné et primé dans des festivals du monde entier, dernier en date le festival de Greenpeace en Italie. Evidemment, silence du côté des grands médias : ils préfèrent Sea Shepherd, Télérama n’a pas vu…, les chaînes françaises n’ont pas acheté ; le film approche pourtant la centaine de prix dans les festivals, ce qui est exceptionnel. Serait-ce toujours : silence aux pauvres ? Il suffit de fréquenter une année le festival Pêcheurs du Monde pour découvrir des documentaires diversifiés, magnifiques, émouvants, pleins d’humanité. Si la télévision veut survivre, il faut qu’elle s’ouvre à la diversité des créations, des approches, des pays, ouvrir enfin les yeux sur la complexité des réalités. Assez des documentaires lénifiants, soi-disant de découverte, avec des commentaires redondants qui prennent le téléspectateur pour une buse sans cerveau.

Les pêcheurs doivent s’emparer intelligemment des réseaux sociaux.
A côté de la Télévision, les réseaux sociaux jouent aujourd’hui un rôle majeur dans l’image que l’on donne de la pêche et cette image qui façonne l’opinion et son imaginaire est déterminante pour l’avenir des pêcheurs. L’image est une arme redoutable ; les ONGE savent y faire, elles ont des moyens considérables pour cela ; il suffit de regarder la façon dont Sea Shepherd, par exemple, filme ses interventions en mer auprès des pêcheurs. L’image est maîtrisée, le discours également, en face, les pêcheurs expriment leur colère face au harcèlement, mais ils sont inaudibles.

Heureusement, des pêcheurs savent aussi maîtriser leur image comme certains, ou certaines, qui partagent leur extraordinaire cadre de travail, d’autres qui montrent leur plaisir de cohabiter avec les dauphins, malgré les difficultés. L’image est une arme que les pêcheurs peuvent et doivent aussi maîtriser et utiliser pour montrer leur amour de leur métier, de la mer et de ses ressources. C’est aussi une façon d’attirer les regards de la jeunesse et, qui sait, l’inciter à prendre un jour la mer pour passer du virtuel au réel.

Alain Le Sann, Avril 2022

[1Claire Nouvian, Lettre ouverte à Yannick Charles ; Thalassa, flagrant délit de propagande pour la pêche profonde sur le site de Bloom. 12 octobre 2010.

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