Protéger, conserver, restaurer les océans : oui, mais… Décoloniser la protection de la nature

, par  LE SANN Alain

Le parlement européen vient de voter une loi sur la restauration de la nature qui vise la restauration des écosystèmes terrestres, côtiers et d’eau douce d’ici 2023, 2040, 2050. C’est une vision minimaliste qui a été adoptée pour les milieux terrestres car la restauration ne concerne que les aires protégées et non l’ensemble des espaces, ce qui en limite la portée. (Virginie Malingre, Restauration de la nature, la loi votée mais affaiblie, Le Monde 14-15 juillet 2023) et pour ce qui concerne les AMP, la manière dont la décision d’étendre la réserve des Sept-Îles en Bretagne témoigne de la réalité d’une approche coloniale de la conservation

La pêche, première accusée

Concernant les océans, c’est bien la pêche qui est la première visée puisque la gestion des pêches devra, d’ici 2028, répondre aux objectifs de restauration ; la pression des ONGE a permis de durcir le texte. Par contre, pour l’agriculture, les obligations ont été réduites, ce qui est contradictoire avec la volonté de restaurer les eaux côtières. Les pêcheurs, majoritairement côtiers, et les conchyliculteurs, vont donc subir des contraintes de plus en plus fortes, sans être associés au débat sur les objectifs et les moyens et sans aucune assurance de voir la base de la vie marine – à savoir le plancton- réellement protégé.

Quelle priorité pour protéger les océans ?

Si l’on veut restaurer la vie dans les océans, il faut d’abord s’entendre sur le diagnostic. Contrairement à ce que clament à grands cris la plupart des ONGE, qui ont adopté pour la décennie 2020-2030 le Manifeste Bleu, que la Commission Européenne suit à la lettre [1] , la pêche n’est pas la pire des menaces pour la santé des océans. Elle a bien sûr sa part dans la dégradation de certains milieux et de certains stocks et elle doit en conséquence assumer sa part de responsabilité et s’adapter. Mais il existe au moins deux autres facteurs majeurs de dégradation sur lesquels les pêcheurs n’ont guère de prises : les pollutions terrigènes et le réchauffement climatique. Celles-ci menacent les bases mêmes de la vie marine et parfois de manière irréversible.

Menaces sur le plancton

L’objectif de la directive cadre sur l’eau (2000) était d’atteindre un bon état écologique de l’ensemble des masses d’eau européenne d’ici 2015 avec des délais possibles jusqu’en 2027. Le bon état écologique est défini par des normes et, s’il y a des améliorations de certains paramètres, on est encore loin du compte et on peut constater que les signes de dégradation du plancton ne cessent de se multiplier, comme en témoignent les interdictions récentes de baignade sur la côte atlantique. Désormais c’est la santé humaine qui est directement menacée. Cette année, des observateurs ont été marqués par de magnifiques phénomènes de bioluminescence dans les eaux du Morbihan, mais comme le rappelle Pierre Mollo :

Noctiluca Scintillans
« La mer qui brille la nuit est mauvais signe pour les pêcheurs. Cela signifie que les micro-crustacés, les copépodes, à la base du menu des alevins, larves et autres fretins n’ont rien à se mettre sous la dent : Noctiluca a déjà croqué sa part. Et, elle, elle est bien trop grosse pour leur petites bouches. Résultat, le poisson que le pêcheur convoite, choisit d’aller voir ailleurs si la table est mieux servie. » et il ajoute : « Noctiluca Scintillans annonce à sa manière de signal lumineux un contexte favorable à la venue d’autres dinoflagellés qui sont, eux, toxiques : Dynophisis, Alexandrium, Gonyaulax, par exemple. » [2]
Ce phénomène n’est que l’un des signes d’une dégradation du plancton que Pierre Mollo suit depuis 50 ans : « Tout commence donc par la richesse et la variété du phytoplancton. Quand cette diversité diminue, celle du zooplancton qui s’en nourrit aussi et donc celle des larves et des alevins, et ainsi de suite, jusqu’à notre assiette. Bref, la ressource s’appauvrit. Mais pas elle seulement. Dans le plancton tout est interconnecté : la biodiversité et la ressource mais aussi les équilibres complexes du système Terre et le climat. Les biologistes marins constatent aujourd’hui, un peu partout, un recul de la biodiversité planctonique...il y a 50 ans, quand je travaillais à Houat, découvrir un seul dinoflagellé sous son microscope, faisant figure d’événement. J’appelais les copains : « Viens voir, j’en ai un beau ! ». Alors, les diatomées dominaient. Aujourd’hui, quand je reviens à Houat, je vois des dinoflagellés tout le temps et toujours en plus grand nombre [ »] [3]. Cette évolution du plancton et la dégradation des ressources est effectivement particulièrement nette dans le Mor Bras où la construction du barrage d’Arzal sur l’estuaire de la Vilaine a bouleversé l’écosystème. Il fallait alimenter en eau les touristes du Morbihan.
Cette analyse est partagée par d’autres scientifiques de l’IFREMER qui ont étudié l’évolution du plancton en rade de Brest : « Les analyses sur le plancton marin suggèrent ainsi que des changements potentiellement irréversibles ont pu se produire dans l’écosystème de la rade de Brest...Ces travaux ont démontré que les pollutions de la Seconde Guerre mondiale et celles de l’activité agricole intensive après les années 1940 avaient complètement modifié les populations locales de plancton de la rade, favorisant le développement d’espèces de microalgues toxiques...Dans les sédiments de la période post-guerre, les contaminations aux métaux lourds (zinc, plomb, argent, cuivre, mercure) et aux polychlorobiphényles (PCBs) ont été attribuées aux activités humaines, et en particulier au développement des activités industrielles et agricoles qu’a connu le territoire brestois. » [4]
L’impact de cette évolution est confirmée par les conchyliculteurs de la rade : « A partir de 2016, peut-être à cause de l’utilisation de nouveaux pesticides ou l’intensification de la culture de patates, on a subi des mortalités terribles dans la rivière de Daoulas… C’est tout un écosystème, à la fois naturel et économique qui s’est effondré. » [5]
Les ONGE évoquent la responsabilité de ces pollutions, mais elles n’en font pas une priorité dans leurs campagnes. Les pêcheurs sont peu nombreux, ce sont des cibles faciles ; remettre en cause le système agro-industriel, l’artificialisation des littoraux et plus encore le modèle de société qui détruit la planète, c’est une autre affaire.

« L’indécence urbaine »
Il est nécessaire mais facile de mettre en cause les agriculteurs et l’évolution de l’agriculture, mais cette évolution n’est pas le fait des seuls agriculteurs, elle s’inscrit dans l’évolution d’une société déconnectée de la nature et de plus en plus métropolisée comme l’analyse le géographe Guillaume Taburel [6] : « Cette généralisation de l’urbain, autrement dit la métropolisation du monde est la cause première, d’ordre civilisationnel, de l’abîme écologique dans lequel nous sommes collectivement plongés.  »
« L’injonction consumériste et les biopouvoirs attenant déterminent l’ensemble des comportements et norment toutes les interactions ». Dès 2002, le GIEC constatait déjà : « Plus on urbanise, plus les vagues de chaleur seront intenses ». Ces biopouvoirs évoqués par Guillaume Taburel, ce sont bien pour une part ces lobbys qui s’agitent à Bruxelles et sont les chouchous de nos médias qui ne peuvent bien sûr pas remettre en cause radicalement les modes de vie urbaine destructeurs. Guillaume Taburel propose pour sa part une « réempaysannisation » de nos sociétés pour reconstruire le lien entre la société et son territoire. Une vision radicale sans doute utopique, mais qui nous rappelle que certains comme les pêcheurs n’ont pas perdu ce lien direct et essentiel avec le réel.

Un réchauffement climatique destructeur de la vie marine

Restaurer les océans implique aussi de lutter contre le réchauffement climatique qui se manifeste maintenant par des canicules marines. Elles ont touché récemment l’est du Pacifique, le Nord est atlantique et la Méditerranée où l’on a pu constater des températures supérieures de 6° aux moyennes habituelles. De tels réchauffements brutaux sont destructeurs pour une bonne partie de la vie marine et ce ne sont pas des mesures sur la pêche ou la création de réserves qui vont permettre d’y remédier. Des études ont montré que sur la côte de Californie, les effets destructeurs de ces vagues de chaleur ont été les mêmes dans et en dehors des Réserves et AMP. Que va-t-on restaurer dans ces conditions ?

Restaurer mais sur quelle base ?

Après la protection, la conservation, la restauration est devenue le nouvel objectif avec la recherche de résultats rapides alors même que les objectifs des politiques précédentes n’ont pas été atteints. Si l’on sait restaurer une cathédrale ou un objet, restaurer un système vivant, qui évolue en permanence et de plus en plus rapidement, semble plus problématique, faute aussi de connaître l’état de référence. Il faut éviter une représentation fixiste des systèmes vivants et c’est pourtant ce qui préside souvent à certaines visions de la pêche. Ainsi, il faudrait reconstituer les stocks de morue partout où ils ont décliné sans tenir compte du fait que le milieu s’est modifié et ne permet plus la reproduction ou des recrutements abondants. Alain Pavé rappelle que « la biodiversité comme enjeu social peut s’accommoder d’une vision fixiste, plus facile à expliquer et à gérer par le droit, mais au prix de réactualisations régulières. La biodiversité comme enjeu scientifique et technologique ne le peut pas, car on est alors confronté à un autre type de « lois », celles de la nature que nous pouvons utiliser intelligemment, mais que nous ne pouvons réécrire à notre guise ". [7]

L’illusion du réensauvagement
Le réensauvagement est à la mode. La politique de mise en réserves promue par les grandes ONG environnementalistes, l’UICN et la politique européenne est en réalité fortement inspirée par l’idéologie de la nature vierge et du réensauvagement comme solution à la crise de la biodiversité. Cette vision est encouragée par les biologistes alors que les géographes ont une vision différente des rapports entre les sociétés et les milieux naturels... « Le milieu du géographe est un produit construit, façonné par l’homme depuis des millénaires ». [8] Pour Augustin Berque, il ne faudrait pas croire que ce réensauvagement, ce retour à la nature serait écologiquement bénéfique. En fait, et surtout dans les régions montagneuses, l’abandon des terrains autrefois entretenus les fragilise… la biodiversité n’en profite pas nécessairement.
Cette réalité se vérifie également en mer. Toutes les réserves et les AMP ne produisent pas d’effets positifs sur les ressources ou la biodiversité. C’est ce que montrent plusieurs études, en Ecosse [9], en Suède [10], aux Pays-Bas [11]. Cela ne remet pas en cause la création de réserves qui peuvent être utiles pour préserver la biodiversité et améliorer certaines ressources, mais cela doit se faire avec la participation des pêcheurs associés aux scientifiques et cette concertation, condition de la démocratie, prend du temps [12].

Conserver et détruire

« Protection d’un côté, prédation de l’autre, le paradoxe renvoie à la nature même de la conservation : cette politique n’existe pas à côté de la destruction mais avec elle » [13] . Ce que l’on analyse sous les tropiques concerne aussi les océans en Europe et ailleurs. Il y a une concomitance entre l’essor de la croissance bleue et la marginalisation programmée des pêcheurs, alors même que l’état des stocks à plutôt tendance à s’améliorer. Le colonialisme vert promu dans les pays du Sud aux dépens des peuples autochtones en particulier est aussi dénoncé vigoureusement par l’ONG Survival qui plaide pour une décolonisation de la protection de la nature [14] : La crainte de la perte de « notre nature » par les élites urbaines nous conduit à vouloir la « protéger » ailleurs, sans remettre en question, pour la plupart, le processus industriel même. Notre idée de « conserver » trouve d’ailleurs ses racines dans la destruction : parce qu’on détruit on protège : et parce qu’on protège, on peut alors continuer à détruire ».
C’est ainsi qu’on peut expliquer le paradoxe de ces ONGE (WWF, Conservation International, the Nature Conservancy, UICN, etc) qui sont les promotrices de ces politiques d’exclusion et sont grassement financées par de grandes multinationales. Les enclosures marines ont de beaux jours devant elles avec la promotion par ces nouveaux « biopouvoirs » d’une nouvelle approche de la mer (parfois appelée culture maritime déconnectée de toute pratique quotidienne de la mer), très consumériste. La mer n’est plus là d’abord pour nous nourrir mais pour alimenter en énergie, matières premières, nos industries et pour attirer les touristes admirateurs des dauphins, des phoques, des baleines avec parfois en prime un pêcheur à la ligne. Malheureusement, d’authentiques associations implantées sur le terrain reprennent les modèles des Big ONGs comme le montre l’extension de la réserve des Sept-îles imposée sans concertation.

Partir de nos expériences

Un pêcheur nous l’a rappelé avec force, la mer ne s’apprend pas dans les livres ni en restant à terre [15]. Nous avons en Bretagne (et ailleurs) de belles expériences de gestion des territoires marins (merritoires) qui peuvent servir de base à une reconquête de la qualité des eaux : par exemple l’expérience Cap 2000 en ria d’Etel, le parc marin d’Iroise et bien d’autres. L’urgence est aujourd’hui démocratique et là aussi nous avons des embryons d’outils à conforter comme les GALPA (Groupe d’Action Locale Pêche Aquaculture) qui peuvent devenir, en évoluant, des lieux où se gèrent les territoires marins et littoraux, comme nous l’avons précisé dans notre appel aux élus en mars dernier pendant la crise [16] et lors de la dernière Journée mondiale des pêcheurs [[Il faut un cadre démocratique pour gérer et protéger la mer https://peche-dev.org/spip.php?article438/]. Continuer à asséner des injonctions autoritaires concoctées dans des officines de lobbying, aussi vertueuses soient-elles, ne mène qu’à des incompréhensions et des impasses.

Alain Le Sann
Août 2023

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