Pêcheurs artisans en France : la rage du désespoir contre l’apartheid bleu

, par  LE SANN Alain

Durant près de 15 jours, les pêcheurs artisans français, tous métiers confondus, se sont mobilisés et ont fait plusieurs journées de grève pour manifester leur colère face à l’accumulation de contraintes et d’interdictions menaçant leur activité. Après la hausse des prix du carburant, ils subissent des menaces d’interdiction de pêche pendant plusieurs mois pour protéger les dauphins, la perspective de création de plusieurs dizaines de champs éoliens, les menaces d’interdictions de pêche dans les AMP qui occupent la moitié de leurs eaux littorales avec la publication d’un plan d’action européen auquel ils n’ont pas du tout été associés.

Une violence particulièrement dirigée contre l’Agence des AMP

Le 30 mars, à Brest, siège de l’Office Français de la Biodiversité, en charge des AMP, plus de 500 pêcheurs, lors d’une manifestation, ont attaqué le site de l’OFB avec plus de 300 fusées de détresse, détruisant les fenêtres. La nuit suivante, le bâtiment a brûlé, sans doute suite à l’incendie allumé par l’une de ces fusées. L’émotion et la rage des pêcheurs était d’autant plus forte que dans une darse voisine on détruisait plusieurs bateaux condamnés suite au Brexit. De plus, la vue d’une affiche de Sea Shepherd, célébrant la fin de la pêche sur un endroit proche, aurait contribué à renforcer la colère des pêcheurs. Les jours suivants, d’autres manifestations ont été organisées, dans le calme, à l’initiative des comités des pêches dans la quasi-totalité des ports français. Dans ces manifestations très suivies, la présence fréquente de cercueils symbolisait la crainte généralisée d’un effondrement programmé de la pêche française.

On peut aussi rappeler qu’à Brest, en février 2022, le Président Macron avait organisé le « One Ocean Summit », où il avait promu la politique de généralisation des AMP, en l’absence de tout représentant des pêcheurs. Des associations avaient protesté en organisant un contre-sommet : « Le soulèvement de la mer ».

Une colère contre les politiques européennes autoritaires et les BINGOs

Un pêcheur breton (ligneur) a exprimé avec force ce que ressentent les pêcheurs artisans, de la petite pêche à la pêche hauturière. « Aujourd’hui la pêche est au point de bascule, le point où toute la filière peut s’effondrer, quelques-uns vont s’en réjouir peut-être, mais combien vont en souffrir ou en mourir ? ...Le socle de toute cette grande filière c’est La PÊCHE ARTISANALE FRANÇAISE ! Si les restrictions imposées par l’Europe et dictées par quelques associations sont appliquées, comme l’interdiction complète du chalutage d’ici à 2030 ou la fermeture de plusieurs zones de pêche d’ici 6 mois, non seulement elles ne protègeront pas la mer mais elles feront exploser cette filière et tueront simplement les sentinelles de la mer que nous sommes ! Cela sera toujours au profit d’une pêche industrielle aux capitaux étrangers ainsi que d’une importation renforcée avec une empreinte carbone dramatique !
Nous avons subi des restrictions, des fermetures, des crises, des sorties de flotte, des quotas toujours plus rigoureux, nous faisons toujours plus pour évoluer, s’améliorer, protéger, préserver ! La transmission de nos savoirs, la valorisation de cette empreinte culturelle, ancestrale, la conservation de ce patrimoine et l’action d’une pêche toujours plus durable, toujours plus responsable, sont clairement nos objectifs ! Jamais nos actes, qui attestent de nos efforts, ne sont mis en vue de tous ! »
 [1]

Pour sa part, le Comité National des Pêches a dénoncé le mépris de la Commission Européenne pour le travail engagé au niveau local par les pêcheurs, avec les scientifiques, pour participer aux analyses des risques pêches, balayant cet engagement par son plan d’action orienté à priori vers l’interdiction des engins de fonds. Une telle mesure menace des pêches comme la langoustine ou la coquille St Jacques qui assurent une base de revenus essentielle pour de nombreux pêcheurs côtiers. Mais au-delà, toutes les pêches peuvent être concernées comme les casiers, les palangres de fond, mais aussi les ligneurs qui dépendent en partie des chalutiers pour leurs appâts. Même les ostréiculteurs qui utilisent des dragues et nettoient les estrans pour faire de l’élevage à plat peuvent être touchés.
Olivier Le Nezet, le président du Comité national des pêches, a déclaré dans une lettre ouverte au président Macron : « L’actualité de notre filière est devenue insupportable… Je n’ai jamais vu un tel déferlement d’attaques. Il s’agit de toutes ces agressions qui remettent en cause notre métier...Je constate que nous sommes entrés dans une nouvelle société, celle du gouvernement des ONG et des associations de défense de l’environnement radicalisées… Systématiquement ces groupes de pression utilisent sans scrupules toutes les ficelles médiatiques… L’environnement est tout, le pêcheur disparaît de l’Horizon, l’Homme devient quantité négligeable. C’est très clair, on veut tout simplement la fin de notre métier… L’exaspération est à son comble avec la Commission européenne qui poursuit la même idée avec son plan d’action pour une pêche résiliente ou, comment promouvoir un avenir noir maintenant pour un avenir meilleur dans 40 ans mais il n’y aura plus de pêcheurs… Et la Commission dans sa tour d’ivoire bureaucratique d’expliquer qu’elle va nous aider à reconvertir nos navires à la pêche récréative, au tourisme et à la collecte des déchets en mer ! ». Les comités des pêches ont été d’autant plus touchés par ce mépris pour leur action que des pêcheurs, parfois soutenus par l’extrême droite, ont contesté leur participation aux études de risques, aux négociations sur les champs éoliens et la planification spatiale marine.

Le coup de grâce : l’interdiction de pêche pour protéger les dauphins

La décision qui a entraîné le déchainement de rage des pêcheurs a été la décision en justice d’interdire la pêche pendant plusieurs mois dans le Golfe de Gascogne, pour protéger les dauphins. Cette décision fait suite à une action en justice de plusieurs ONG. Depuis 3 ans, Sea Shepherd harcèle les pêcheurs en mer suite à une augmentation importante des échouages de dauphins asphyxiés dans des filets de pêche pour la plupart. Ces cétacés sont très nombreux, 200 000 toute l’année dans le Golfe et 200 000 supplémentaires durant l’été. Ils consomment environ 1 million de tonnes de poissons pélagiques alors que la pêche ne représente que quelques dizaines de milliers de tonnes. Ils ont toujours été en concurrence directe avec les pêcheurs et au début du 20ème siècle il y avait même des primes pour les abattre. Aujourd’hui, tous les pêcheurs regrettent d’en capturer accidentellement. Pour une raison inconnue, liée à la présence d’une nourriture abondante, ils se sont déplacés près des côtes, où les fileyeurs et certains chalutiers les capturent accidentellement. Les tempêtes d’hiver et les courants ramènent leurs cadavres sur les côtes. Ces dauphins échoués et les images de Sea Shepherd montrant des dauphins dans les filets ont déclenché une émotion dramatique qui pousse l’opinion et une partie de la presse à traiter les pêcheurs de criminels. On sait qu’il a suffi de quelques images de dauphins dans des filets dérivants pour amener les Nations Unies à interdire les filets maillants dérivants. Plusieurs ports français ne se sont pas remis de cette interdiction. Les dauphins, très nombreux, ne sont pas menacés dans l’immédiat et les pêcheurs sont à la recherche de solutions pour repousser les dauphins lors des opérations de pêche. Mais les ONG et certains scientifiques refusent ces mesures car, selon eux, elles empêcheraient les dauphins de se nourrir. La seule solution est donc l’interdiction pendant plusieurs mois, ce qui condamnerait rapidement des centaines de bateaux. Le pêcheur Christopher Quemener l’a bien compris : « Malheureusement nous constatons aujourd’hui que le manque de connaissances des « décideurs » pour le milieu maritime pousse à des aberrations et que la donnée calculée, par des algorithmes, veut remplacer le réel, notre réel, celui que l’on vit, que l’on décrit mais que personne ne suit ! Le dauphin en est l’exemple, qui mieux que nous pour l’aimer, comment penser que l’on veut le capturer ou pire que l’on se moque de le capturer, bien au contraire on le fuit en pêche pour mieux l’observer en faisant route ! [2]

Les pêcheurs contre l’apartheid bleu

En attaquant l’OFB, les pêcheurs remettent en cause la politique 30 x 30 (30 % d’AMP en 2030) promue par les organisations internationales qui devrait être validée en 2024 lors d’une conférence des Nations Unies, en France. La France est en effet, avec le Costa Rica, l’un des pays les plus engagés dans cette politique de généralisation des AMP. Le gouvernement français est maintenant piégé par les effets de cette politique sur les pêcheurs français. Pourtant, comme le rappelle Survival, "l’un des principaux “architectes” du plan des 30×30, Eric Dinerstein, a expliqué que justement cet objectif était totalement arbitraire et n’a donc aucune base scientifique". Plusieurs organisations soutenant ou représentant les pêcheurs artisans se sont élevées contre cette politique et ont signé une déclaration en juin 2022 dénonçant des « enclosures bleues » et même un « apartheid bleu » ; un concept fort pour dénoncer la politique d’exclusion qui résulte de la planification spatiale marine.
« En raison des engagements pris dans le cadre des objectifs 30X30 en matière de biodiversité, 30 % de notre littoral est sacrifié à des fins de "conservation", ce qui le fait passer sous le régime des aires marines protégées ou de conservation. Le reste des littoraux est destiné aux zones économiques côtières : plages pour le tourisme, sites d’extraction d’énergie, plateformes pétrochimiques, ports, etc...L’introduction d’"infrastructures résistantes au climat" pour des "économies maritimes durables", aliénant les intérêts des peuples de l’océan, sur l’océan et ses ressources, n’est rien d’autre qu’une "colonisation climatique". Dans ce contexte, où sommes-nous censés aller, nous, les peuples de l’océan ? C’est notre patrie. Où sont nos droits ? Il s’agit d’un processus d’apartheid bleu, de dépossession constante de nos communautés de leurs droits coutumiers, perpétré par le biais de la "l’enclosure bleue". »  [3]
On mesure ainsi le défi que veulent relever les pêcheurs français : remettre en cause une politique internationale verrouillée, conçue en dehors d’eux et donc contre eux. Seuls ils ne pourront jamais y arriver. Le WFF (World Fisfhworkers Forum) a manifesté sa solidarité. Mais il faudrait une mobilisation puissante des organisations nationales et internationales des pêcheurs artisans pour peser avant et lors de cette conférence internationale décisive, en France, en 2024.

Du local au global, pour une gestion démocratique des océans : des parlements de la mer
Démocratiser la gestion des océans est une nécessité et cela passe nécessairement par une représentation des communautés de pêcheurs dans les lieux de décision, comme les peuples autochtones qui ont obtenu cette reconnaissance de leurs droits et de leurs responsabilités. Aujourd’hui, seule la FAO attache une importance à la représentation des pêcheurs. Elle promeut les directives volontaires pour la pêche artisanale qui constituent un cadre pour une démocratisation qui ne peut fonctionner que si elle commence à la base, sur les littoraux, pour répondre aux spécificités des milieux, des histoires, des cultures. C’est dans un tel cadre que l’on peut aborder sereinement la question des engins de pêche. Concernant les engins de fond, un scientifique de l’IFREMER constate : « Pour concilier la pêche de fond et la préservation des écosystèmes, il y a plusieurs pistes. Pour les habitats marins sensibles et vulnérables, seul un arrêt de la pêche de fond pourra permettre de les conserver. Pour les habitats moins sensibles, la question pourrait être traitée au cas par cas avec des mesures spatiales (AMP) ou des modifications des techniques de pêche. »  [4] Mais il faut rappeler que les AMP sans pêche ne garantissent pas toujours l’amélioration des ressources halieutiques parce que celles-ci dépendent de multiples facteurs dont l’évolution des milieux.
Il existe un outil démocratique et pérenne de gestion des espaces littoraux qui peut servir de modèle. C’est le Parc Naturel Marin d’Iroise, en Bretagne. Il a été créé parce que les pêcheurs l’ont soutenu après de longs débats. Le parc est présidé par un élu et rassemble pêcheurs, scientifiques, élus, associations environnementalistes locales. Il reconnaît la responsabilité des pêcheurs dans la gestion des ressource halieutiques tout en assurant un débat permanent entre eux et les autres acteurs. Ensemble, ils peuvent s’opposer à des investissements à terre qui peut menacer la qualité des eaux littorales. L’expérience est concluante et elle a permis de progresser dans la gestion de ressources importantes comme les algues ou les langoustes. Ces procédures démocratiques prennent du temps mais elles sont plus efficaces que des oukases. Pourtant, la Commission européenne, les grandes ONG environnementalistes, considèrent que ce n’est pas une AMP parce qu’il n’y interdit pas la pêche, en dehors de quelques zones. Au lieu d’une gestion autoritaire des espaces marins, il témoigne d’une approche plus globale et écosystémique, intégrant la dimension humaine de la gestion et préfigurant un système juridique où les acteurs de la mer pourraient imposer des mesures à terre pour protéger la qualité des eaux. Un tel modèle, où les droits des pêcheurs sont reconnus et la parole des autres acteurs respectée, peut préfigurer la généralisation des parlements de la mer.
On peut rêver.

Alain Le Sann

11 avril 2023

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